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« Quant à la vie, si le moment est arrivé de vous endormir dans le Seigneur, ah ! ma chère enfant, que vous perdez peu de chose en perdant ce monde ! Malgré la solitude où vous avez vécu, vous avez connu les chagrins : que penseriez-vous donc si vous eussiez été témoin des maux de la société ? si, en abordant sur les rivages de l’Europe, votre oreille eût été frappée de ce long cri de douleur qui s’élève de cette vieille terre ? L’habitant de la cabane et celui des palais, tout souffre, tout gémit ici-bas ; les reines ont été vues pleurant comme de simples femmes, et l’on s’est étonné de la quantité de larmes que contiennent les yeux des rois !

« Est-ce votre amour que vous regrettez ? Ma fille, il faudrait autant pleurer un songe. Connaissez-vous le cœur de l’homme, et pourriez-vous compter les inconstances de son désir ? Vous calculeriez plutôt le nombre des vagues que la mer roule dans une tempête. Atala, les sacrifices, les bienfaits ne sont pas des liens éternels : un jour peut-être le dégoût fût venu avec la satiété, le passé eût été compté pour rien, et l’on n’eût plus aperçu que les inconvénients d’une union pauvre et méprisée. Sans doute, ma fille, les plus belles amours furent celles de cet homme et de cette femme sortis de la main du Créateur. Un paradis avait été formé pour eux, ils étaient innocents et immortels. Parfaits de l’âme et du corps, ils se convenaient en tout : Ève avait été créée pour Adam, et Adam pour Ève. S’ils n’ont pu toutefois se maintenir dans cet état de bonheur, quels couples le pourront après eux ? Je ne vous parlerai point des mariages des premiers-nés des hommes, de ces unions ineffables, alors que la sœur était l’épouse du frère, que l’amour et l’amitié fraternelle se confondaient dans le même cœur et que la pureté de l’une augmentait les délices de l’autre. Toutes ces unions ont été troublées ; la jalousie s’est glissée à l’autel de gazon où l’on immolait le chevreau, elle a régné sous la tente d’Abraham et dans ces couches mêmes où les patriarches goûtaient tant de joie qu’ils oubliaient la mort de leurs mères.

« Vous seriez-vous donc flattée, mon enfant, d’être plus innocente et plus heureuse dans vos liens que ces saintes familles dont Jésus-Christ a voulu descendre ? Je vous épargne les détails des soucis du ménage, les disputes, les reproches mutuels, les inquiétudes, et toutes ces peines secrètes qui veillent sur l’oreiller du lit conjugal. La femme renouvelle ses douleurs chaque fois qu’elle est mère, et elle se marie en pleurant. Que de maux dans la seule perte d’un nouveau-né à qui l’on donnait le lait et qui meurt sur votre sein ! La montagne a été pleine de gémissements ; rien ne pouvait consoler