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Un matin que du sang il avoit appétence,
Des prédicants-soldats traînent en sa présence
Un homme jeune encor, mais dont le front pâli
Est prématurément par le chagrin vieilli,
Un royaliste enfin. Dans le feu qui l’anime,
Milton d’un œil brûlant mesure sa victime,
Qui, loin d’être sensible à ses propres malheurs,
Semble admirer son juge et plaindre ses erreurs.
« Dis-nous quel est ton nom, sycophante d’un maître,
Vassal au double cœur d’un esclave et d’un traître.
Réponds-moi. » — « Mon nom est Davenant. » À ce nom
Vous eussiez vu soudain le terrible Milton
Tressaillir, se lever, et, renversant son siège,
Courir au prisonnier que la cohorte assiège.

« Ton nom est Davenant, dis-tu ? ce nom chéri !
Serois-tu ce mortel, par les Muses nourri.
Qui, dans les bois sacrés égarant sa jeunesse.
Enchanta de ses vers les rives du Permesse ? »

Davenant repartit : « Il est vrai qu’autrefois
La lyre d’Aonie a frémi sous mes doigts. »

À ces mots, répandant une larme pieuse.
Oubliant des témoins la présence envieuse,
Milton serre la main du poëte admiré.
Et puis de cette voix, de ce ton inspiré
Qui d’Ève raconta les amours ineffables :
« Tu vivras, peintre heureux des élégantes fables ;
J’en jure par les arts qui nous avoient unis
Avant que d’Albion le sort les eût bannis.
À des cœurs embrasés d’une flamme si belle,
Eh ! qu’importe d’un Pym la vulgaire querelle ?
La mort frappe au hasard les princes, les sujets ;
Mais les beaux vers, voilà ce qui ne meurt jamais,
Soit qu’on chante le peuple ou le tyran injuste :
Virgile est immortel en célébrant Auguste !
Quoi ! la loi frapperoit de son glaive irrité
Un enfant d’Apollon ?… Non, non, postérité !
Soldats, retirez-vous ; merci de votre zèle !
Cet homme est sûrement un citoyen fidèle,