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tout en faisait pour moi un être incompréhensible. Atala ne pouvait pas prendre sur un homme un faible empire : pleine de passions, elle était pleine de puissance ; il fallait ou l’adorer ou la haïr.

« Après quinze nuits d’une marche précipitée, nous entrâmes dans la chaîne des monts Alléganys et nous atteignîmes une des branches du Tenase, fleuve qui se jette dans l’Ohio. Aidé des conseils d’Atala, je bâtis un canot, que j’enduisis de gomme de prunier, après en avoir recousu les écorces avec des racines de sapin. Ensuite je m’embarquai avec Atala, et nous nous abandonnâmes au cours du fleuve.

« Le village indien de Sticoë, avec ses tombes pyramidales et ses huttes en ruines, se montrait à notre gauche, au détour d’un promontoire ; nous laissions à droite la vallée de Keow, terminée par la perspective des cabanes de Jore, suspendues au front de la montagne du même nom. Le fleuve qui nous entraînait coulait entre de hautes falaises, au bout desquelles on apercevait le soleil couchant. Ces profondes solitudes n’étaient point troublées par la présence de l’homme. Nous ne vîmes qu’un chasseur indien, qui, appuyé sur son arc et immobile sur la pointe d’un rocher, ressemblait à une statue élevée dans la montagne au Génie de ces déserts.

« Atala et moi nous joignions notre silence au silence de cette scène. Tout à coup la fille de l’exil fit éclater dans les airs une voix pleine d’émotion et de mélancolie ; elle chantait la patrie absente :

« Heureux ceux qui n’ont point vu la fumée des fêtes de l’étranger et qui ne se sont assis qu’aux festins de leurs pères !

« Si le geai bleu du Meschacebé disait à la nonpareille des Florides : Pourquoi vous plaignez-vous si tristement ? n’avez-vous pas ici de belles eaux et de beaux ombrages, et toutes sortes de pâtures comme dans vos forêts ? — Oui, répondrait la nonpareille fugitive, mais mon nid est dans le jasmin : qui me l’apportera ? Et le soleil de ma savane, l’avez-vous ?

« Heureux ceux qui n’ont point vu la fumée des fêtes de l’étranger et qui ne se sont assis qu’aux festins de leur père !

« Après les heures d’une marche pénible, le voyageur s’assied tranquillement. Il contemple autour de lui les toits des hommes ; le voyageur n’a pas un lieu où reposer sa tête. Le voyageur frappe à la cabane, il met son arc derrière la porte, il demande l’hospitalité ; le maître fait un geste de la main ; le voyageur reprend son arc, et retourne au désert !

« Heureux ceux qui n’ont point vu la fumée des fêtes de l’étranger et qui ne se sont assis qu’aux festins de leurs pères !