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été imprimé à part. Je ne sais s’il continuera d’obtenir la préférence que plusieurs personnes lui donnent sur Atala. Il fait suite naturelle à cet épisode, dont il diffère néanmoins par le style et par le ton. Ce sont à la vérité les mêmes lieux et les mêmes personnages, mais ce sont d’autres mœurs et un autre ordre de sentiments et d’idées. Pour toute préface, je citerai encore les passages du Génie du Christianisme et de la Défense qui se rapportent à René.

EXTRAIT DU GÉNIE DU CHRISTIANISME,
iie partie, liv. iii, chap. ii,
intitulé : du vague des passions

« Il reste à parler d’un état de l’âme qui, ce nous semble, n’a pas encore été bien observé : c’est celui qui précède le développement des grandes passions, lorsque toutes les facultés jeunes, actives, entières, mais renfermées, ne se sont exercées que sur elles-mêmes, sans but et sans objet. Plus les peuples avancent en civilisation, plus cet état du vague des passions augmente ; car il arrive alors une chose fort triste : le grand nombre d’exemples qu’on a sous les yeux, la multitude de livres qui traitent de l’homme et de ses sentiments, rendent habile sans expérience. On est détrompé sans avoir joui ; il reste encore des désirs, et l’on n’a plus d’illusions. L’imagination est riche, abondante et merveilleuse, l’existence pauvre, sèche et désenchantée. On habite, avec un cœur plein, un monde vide, et, sans avoir usé de rien, on est désabusé de tout.

« L’amertume que cet état de l’âme répand sur la vie est incroyable ; le cœur se retourne et se replie en cent manières pour employer des forces qu’il sent lui être inutiles. Les anciens ont peu connu cette inquiétude secrète, cette aigreur des passions étouffées qui fermentent toutes ensemble : une grande existence politique, les jeux du gymnase et du champ de Mars, les affaires du forum et de la place publique, remplissoient tous leurs moments, et ne laissoient aucune place aux ennuis du cœur.

« D’une autre part, ils n’étoient pas enclins aux exagérations, aux espérances, aux craintes sans objet, à la mobilité des idées et des sentiments, à la perpétuelle inconstance, qui n’est qu’un dégoût constant, dispositions que nous acquérons dans la société intime des femmes. Les femmes, chez les peuples modernes, indépendamment de la passion qu’elles inspirent, influent