Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 3.djvu/24

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

semble ici confondre les mots. Je n’ai pas dit : « C’est une de nos grandes infortunes, » ce qui seroit faux, sans doute, mais : « C’est une de nos grandes misères, » ce qui est très-vrai. Eh ! qui ne sent que cette impuissance où est le cœur de l’homme de nourrir longtemps un sentiment, môme celui de la douleur, est la preuve la plus complète de sa stérilité, de son indigence, de sa misère ? M. l’abbé Morellet paroît faire, avec beaucoup de raison, un cas infini du bon sens, du jugement, du naturel ; mais suit-il toujours dans la pratique la théorie qu’il professe ? Il seroit assez singulier que ses idées riantes sur l’homme et sur la vie me donnassent le droit de le soupçonner à mon tour de porter dans ces sentiments l’exaltation et les illusions de la jeunesse.

La nouvelle nature et les mœurs nouvelles que j’ai peintes m’ont attiré encore un autre reproche peu réfléchi. On m’a cru l’inventeur de quelques détails extraordinaires, lorsque je rappelois seulement des choses connues de tous les voyageurs. Des notes ajoutées à cette édition d’Atala m’auroient aisément justifié, mais, s’il en avoit fallu mettre dans tous les endroits où chaque lecteur pouvoit en avoir besoin, elles auroient bientôt surpassé la longueur de l’ouvrage. J’ai donc renoncé à faire des notes. Je me contenterai de transcrire ici un passage de la Défense du Génie du Christianisme. Il s’agit des ours enivrés de raisin, que les doctes censeurs avoient pris pour une gaieté de mon imagination. Après avoir cité des autorités respectables et le témoignage de Carver, Bartram, Imley, Charlevoix, j’ajoute : « Quand on trouve dans un auteur une circonstance qui ne fait pas beauté en elle-même et qui ne sert qu’à donner de la ressemblance au tableau, si cet auteur a d’ailleurs montré quelque sens commun, il seroit assez naturel de supposer qu’il n’a pas inventé cette circonstance et qu’il n’a fait que rapporter une chose réelle, bien qu’elle ne soit pas très-connue. Rien n’empêche qu’on ne trouve Atala une méchante production, mais j’ose dire que la nature américaine y est peinte avec la plus scrupuleuse exactitude. C’est une justice que lui rendent tous les voyageurs qui ont visité la Louisiane et les Florides. Les deux traductions angloises d’Atala sont parvenues en Amérique, les papiers publics ont annoncé, en outre, une troisième traduction publiée à Philadelphie avec succès. Si les tableaux de cette histoire eussent manqué de vérité, auroient-ils réussi chez un peuple qui pouvoit dire à chaque pas : Ce ne sont pas là nos fleuves, nos montagnes, nos forêts ? Atala est retournée au désert, et il semble que sa patrie l’ait reconnue pour véritable enfant de la solitude[1]. »

René, qui accompagne Atala dans la présente édition, n’avoit point encore

  1. Défense du Génie du Christianisme.