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cet épisode, mais aussi il est tel qu’il doit rester. C’est la seule Atala que je reconnoîtrai à l’avenir.

Cependant il y a des points sur lesquels je n’ai pas cédé entièrement à la critique. On a prétendu que quelques sentiments exprimés par le père Aubry renfermoient une doctrine désolante. On a, par exemple, été révolté de ce passage ( nous avons aujourd’hui tant de sensibilité ! )

« Que dis-je ! ô vanité des vanités ! Que parlé-je de la puissance des amitiés de la terre ! Voulez-vous, ma chère fille, en connoître l’étendue ? Si un homme revenoit à la lumière quelques années après sa mort, je doute qu’il fût revu avec joie par ceux-là même qui ont donné le plus de larmes à sa mémoire, tant on forme vite d’autres liaisons, tant on prend facilement d’autres habitudes, tant l’inconstance est naturelle à l’homme, tant notre vie est peu de chose, même dans le cœur de nos amis ! »

Il ne s’agit pas de savoir si ce sentiment est pénible à avouer, mais s’il est vrai et fondé sur la commune expérience. Il seroit difficile de ne pas en convenir. Ce n’est pas surtout chez les François que l’on peut avoir la prétention de ne rien oublier. Sans parler des morts dont on ne se souvient guère, que de vivants sont revenus dans leurs familles et n’y ont trouvé que l’oubli, l’humeur et le dégoût ! D’ailleurs quel est ici le but du père Aubry ? N’est-ce pas d’ôter à Atala tout regret d’une existence qu’elle vient de s’arracher volontairement et à laquelle elle voudroit en vain revenir ? Dans cette intention, le missionnaire, en exagérant même à cette infortunée les maux de la vie, ne feroit encore qu’un acte d’humanité. Mais il n’est pas nécessaire de recourir à cette explication. Le père Aubry exprime une chose malheureusement trop vraie. S’il ne faut pas calomnier la nature humaine, il est aussi très-inutile de la voir meilleure qu’elle ne l’est en effet.

Le même critique, M. l’abbé Morellet, s’est encore élevé contre cette autre pensée, comme fausse et paradoxale :

« Croyez-moi, mon fils, les douleurs ne sont point éternelles : il faut tôt ou tard qu’elles finissent, parce que le cœur de l’homme est fini. C’est une de nos grandes misères : nous ne sommes pas capables d’être longtemps malheureux. »

Le critique prétend que cette sorte d’incapacité de l’homme pour la douleur est au contraire un des grands biens de la vie. Je ne lui répondrai pas que si cette réflexion est vraie, elle détruit l’observation qu’il a faite sur le premier passage du discours du père Aubry. En effet, ce seroit soutenir, d’un coté, que l’on n’oublie jamais ses amis, et de l’autre qu’on est très-heureux de n’y plus penser. Je remarquerai seulement que l’habile grammairien me