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chaos que des justes proportions de l’univers. Nous avons toutes les peines du monde à nous peindre le calme des flots , à moins que nous n’y mêlions des souvenirs de terreur : c’est ce dont on se peut convaincre par la description de ces calmes où l’on trouve presque toujours les mots de menaçant, de profond silence, etc. Que, rempli de ces folles idées du sublime, un paysagiste arrive pendant un orage au bord de la mer qu’il n’a jamais vue, il est tout étonné d’apercevoir des vagues qui s’enflent, s’approchent et se déroulent avec ordre et majesté l’une après l’autre, au lieu de ce choc et de ce bouleversement qu’il s’était représentés. Un bruit sourd, mêlé de quelques sons rauques et clairs entrecoupés de quelques courts silences, a succédé au tintamarre que notre peintre entendait dans son cerveau. Partout des couleurs tranchantes, mais conservant des harmonies jusque dans leurs disparates. L’écume éblouissante des flots jaillit sur des rochers noirs ; dans un horizon sombre roulent de vastes nuages, mais qui sont poussés du même côté : ce ne sont plus mille vents déchaînés qui se combattent, des couleurs brouillées, des cieux escaladés par les flots, la lumière épouvantant les morts à travers les abîmes creusés entre les vagues.

Notre jeune poète ou notre jeune peintre s’écrie : « J’imaginais mieux que cela ; » et il tourne le dos avec dédain. Mais si son esprit est bon, il reviendra bientôt de ses notions exagérées ; il rectifiera son imagination ; rien ne lui paraîtra plus grand désormais que les ouvrages formés par une puissance première. Il renversera ces montagnes entassées dans sa tête, où tous les sites, tous les accidents, tous les végétaux, étaient confondus. Ces montagnes idéales ne s’élèveront plus jusqu’aux étoiles, mais les neiges couvriront la tête des Alpes, les torrents s’écouleront de leur cime ; les mélèzes, dans une région moins élevée, commenceront à décorer le flanc des rochers ; des végétaux, moins robustes, quittant le séjour des tempêtes, descendront par degrés dans la vallée, et la cabane du Suisse agricole et guerrier sourira sous les saules grisâtres au bord du ruisseau.

Fort alors de ses études et de son goût épuré, l’élève se livrera à son génie. Tantôt il égarera les yeux de l’amateur sous des pins où peut-être un tombeau couvert de lierre appellera en vain l’amitié ; tantôt dans un vallon étroit, entouré de rochers nus, il placera les restes d’un vieux château : à travers les crevasses des tours on apercevra le tronc de l’arbre solitaire qui a envahi la demeure du bruit et des combats ; le perce-pierre couvrira de ses croix blanches les débris écroulés, et les capillaires tapisseront les pans de murs encore debout. Peut-être un petit pâtre gardera dans ce lieu ses chèvres, qui sauteront de ruine en ruine.