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comme le portrait ; il faut qu’il parle aussi, et qu’à travers l’exécution matérielle on éprouve ou les rêveries ou les sentiments que font naître les différents sites. Il n’est pas indifférent de peindre dans un paysage, par exemple, des chênes ou des saules : les chênes à la longue vie, durando sæcula vincit, aux écorces rudes, aux bras vigoureux, à la tête altière, immota manet, inspirent sous leurs ombres des sentiments d’une tout autre espèce que ces saules au feuillage léger, qui vivent peu et qui ont la fraîcheur des ondes où ils puisent leur sève : umbræ irrigui fonsti amica salix.

Quelquefois le paysagiste, comme le poète, faute d’avoir étudié la nature, viole le caractère des sites. Il place des pins au bord d’un ruisseau et des peupliers sur la montagne ; il répand la corbeille de la Flore de nos jardins dans les prairies ; l’églantier d’une haie sauvage porte la rose de nos parterres, couronne trop pesante pour lui.

L’étude de la botanique me semble utile au paysagiste, quand ce ne serait que pour apprendre le feuillé et ne pas donner aux feuilles de tous les arbres le même limbe et la même forme. Si le peintre qui doit exprimer sur la toile les tristes passions des hommes est obligé d’en rechercher les organes à l’aide de l’anatomie, plus heureux que lui, le peintre de paysage ne doit s’occuper que des générations innocentes des fleurs, des inclinations des plantes et des mœurs paisibles des animaux rustiques.

Lorsque l’élève aura franchi les premières barrières, quand son pinceau, plus hardi, pourra errer sans guide avec ses pensées, il faudra qu’il s’enfonce dans la solitude, qu’il quitte ces plaines déshonorées par le voisinage de nos villes. Son imagination, plus grande que cette petite nature, finirait par lui donner du mépris pour la nature même ; il croirait faire mieux que la création : erreur dangereuse par laquelle il serait entraîné loin du vrai dans des productions bizarres, qu’il prendrait pour du génie.

Gardons-nous de croire que notre imagination est plus féconde et plus riche que la nature. Ce que nous appelons grand dans notre tête est presque toujours du désordre. Ainsi, dans l’art qui fait le sujet de cette lettre, pour nous représenter le grand, nous nous figurons des montagnes entassées jusqu’aux cieux, des torrents, des précipices, la mer agitée, des flots si vastes que nous ne les voyons que dans le vague de nos pensées, des vents, des tonnerres ; que sais-je ? un million de choses incohérentes et presque ridicules, si nous voulions être de bonne foi et nous rendre un compte net et clair de nos idées.

Cela ne serait-il point une preuve du penchant que l’homme a pour détruire ? Il nous est bien plus facile de nous faire des notions du