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« Jamais les collines ne me reverront sans mon amour, répliqua Crisollis. Pourquoi ne m’as-tu pas dit que ton âme était défaillante ? nous aurions partagé les baies de la bruyère ; mais le sein de Crisollis nourrira son amant. Penche-toi sur moi : non, tu ne dormiras point ici. »

Conglas reprit ses forces au sein de Crisollis ; le calme revint sur les flots ; Conglas, Crisollis et la jeune Évircoma atteignirent les rivages d’Idronlo. Souvent le père conduisit la fille au tombeau de Crisollis, en lui racontant la charmante histoire. « Évircoma, disait Conglas, aime de même ton époux, quand le jour de ta beauté sera venu. »

« Oui, je l’aime ainsi, dit à Gaul Évircoma ; presse cette nuit pour te ranimer ce sein gonflé du lait qui nourrit ton fils, demain nous serons heureux dans les salles de Strumon. »

« Fille la plus aimable de ta race, dit Gaul, retire-toi ; que les rayons du soleil ne te trouvent point dans Ifrona. Rentre dans ta nacelle avec Ogal. Pourquoi tomberait-il comme une fleur dont le guerrier indifférent enlève la tête avec son épée ? Laisse-moi ici. Ma force, telle que la chaleur de l’été, s’est évanouie ; je me fane comme le gazon sous la main de l’hiver, et je ne renaîtrai point au printemps. Dis aux guerriers de Morven de me transporter dans leur vallée. Mais non, car l’éclat de ma gloire est couvert d’un nuage : qu’ils élèvent seulement ma tombe sous cet arbre. L’étranger la découvrira en passant sur la mer, et il dira : Voilà tout ce qui reste du héros. »

« Et tout ce qui reste de la fille de Strumon, répondit Évircoma, car je reposerai auprès de mon amant. Notre lit sera encore le même ; nos ombres voleront unies sur le même nuage. Voyageurs des ondes, vous verserez la double larme, car avec son bien-aimé dormira la mère d’Ogal. »

Les cris de l’enfant se firent entendre. Le cœur d’Évircoma bat à coups redoublés dans sa poitrine, et semble vouloir s’ouvrir un passage dans son étroite prison. Un soupir échappe aussi du sein de Gaul. Il a reconnu la voix de son fils. « Guerrier, dit Évircoma, laisse-moi essayer de te porter à la barque où j’ai déposé notre enfant ; ton poids sera léger pour moi ; donne-moi cette lance, elle soutiendra mes pas. »

La fille de Crisollis parvint à conduire son époux dans la nacelle. Le reste de la nuit, elle lutta contre les vagues. Les dernières étoiles virent ses forces s’éteindre ; elles s’évanouirent au lever de l’aurore, comme la vapeur des prairies se dissipe au lever du soleil.

Cette nuit même, il m’en souvient, Ossian dormait sur la bruyère du chasseur ; Morni, le père de Gaul, paraît tout à coup dans mes songes ; il s’arrête devant moi, appuyé sur son bâton tremblant : le vieillard était triste ; les rides profondes que le temps avait creusées