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Voilà les seules larmes qui doivent mouiller les cordes de la lyre. Les Muses sont des femmes célestes, qui ne défigurent point leurs traits par des grimaces ; quand elles pleurent, c’est avec un secret dessein de s’embellir.

Au reste, je ne suis point, comme Rousseau, un enthousiaste des sauvages et, quoique j’aie peut-être autant à me plaindre de la société que ce philosophe avoit à s’en louer, je ne crois point que la pure nature soit la plus belle chose du monde. Je l’ai toujours trouvée fort laide, partout où j’ai eu occasion de la voir. Bien loin d’être d’opinion que l’homme qui pense soit un animal dépravé, je crois que c’est la pensée qui fait l’homme. Avec ce mot de nature on a tout perdu. Peignons la nature, mais la belle nature : l’art ne doit pas s’occuper de l’imitation des monstres.

Les moralités que j’ai voulu faire dans Atala sont faciles à découvrir ; et comme elles sont résumées dans l’épilogue, je n’en parlerai point ici, je dirai seulement un mot de Chactas, l’amant d’Atala.

C’est un sauvage qui est plus qu’à demi civilisé, puisque non-seulement il sait les langues vivantes, mais encore les langues mortes de l’Europe. Il doit donc s’exprimer dans un style mêlé, convenable à la ligne sur laquelle il marche, entre la société et la nature. Cela m’a donné quelques avantages, en le faisant parler en sauvage dans la peinture des mœurs, et en Européen dans le drame de la narration. Sans cela il eût fallu renoncer à l’ouvrage : si je m’étois toujours servi du style indien, Atala eût été de l’hébreu pour le lecteur.

Quant au missionnaire, c’est un simple prêtre, qui parle sans rougir de la croix, du sang de son divin Maître, de la chair corrompue, etc. ; en un mot, c’est le prêtre tel qu’il est. Je sais qu’il est difficile de peindre un pareil caractère sans réveiller dans l’esprit de certains lecteurs des idées de ridicule. Si je n’attendris pas, je ferai rire : on en jugera.

Il me reste une chose à dire : je ne sais par quel hasard une lettre que j’avois adressée à M. de Fontanes a excité l’attention du public beaucoup plus que je ne m’y attendois. Je croyois que quelques lignes d’un auteur inconnu passeroient sans être aperçues ; cependant les papiers publics ont bien voulu parler de cette lettre[1]. En réfléchissant sur ce caprice du public, qui a fait attention à une chose de si peu de valeur, j’ai pensé que cela pouvoit venir du titre de mon grand ouvrage : Génie du Christianisme, etc. On s’est peut-être figuré qu’il s’agissoit d’une affaire de parti , et que je dirois dans ce livre beaucoup de mal de la révolution et des philosophes.

  1. Voyez cette lettre à la fin du Génie du Christianisme.