Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 3.djvu/179

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

« Je péris seul. À qui la force de mon bras fut-elle utile dans la bataille ? Pourquoi Fingal, pourquoi Ossian ignorent-ils mon destin ? Étoiles qui me voyez, annoncez-le dans Selma par votre lumière sanglante, lorsque les héros sortent de la salle des fêtes pour admirer votre beauté. Ombres qui glissez sur les rayons de la lune, si votre course se dirige à travers les bois de Morven, murmurez en passant mon histoire. Dites au roi que j’expire aussi ; dites-lui que dans Ifrona est ma froide demeure ; que depuis deux jours je languis blessé sans nourriture ; qu’au lieu de la douce eau du ruisseau, je n’ai pour éteindre ma soif que les flots amers.

« Mais, ombres compatissantes, gardez-vous d’apprendre mon sort aux murs de Strumon ; éloignez la vérité de l’oreille d’Évircoma. Que vos tourbillons passent loin de la couche de mon amour ; ne battez point violemment des ailes en rasant les tours de mon père : Évircoma vous entendrait, et quelque pressentiment s’élèverait dans son âme. Volez loin d’elle, ombres de la nuit : que son sommeil soit paisible, le matin est encore éloigné. Dors avec ton enfant, ô mon amour ! Puisse mon souvenir ne point troubler ton repos ! Toutes les peines de Gaul sont légères quand les songes d’Évircoma sont légers. »

« Et penses-tu, s’écrie l’épouse du fils de Morni, qu’elle puisse reposer en paix quand son guerrier est en péril ? Penses-tu que les songes d’Évircoma puissent être doux lorsque son héros est absent ? Mon cœur n’est pas insensible ; je n’ai point reçu la naissance dans la terre d’Ifrona. Mais comment te pourrais-je soulager, ô Gaul ! Évircoma trouvera-t-elle quelque nourriture dans la terre de l’ennemi ? »

Évircoma soutenait Gaul dans ses bras ; elle rappela l’histoire de Conglas, son père.

Lorsque Évircoma, jeune encore, était portée dans les bras maternels, Conglas s’embarqua une nuit avec Crisollis, doux rayon de l’amour. La tempête jeta le père, la mère et l’enfant sur un rocher : là s’élevaient seulement trois arbres qui secouaient dans les airs leur cime sans feuillage. À leurs racines rampaient quelques baies empourprées, Conglas les arracha et les donna à Crisollis ; il espérait saisir le lendemain le daim de la montagne : la montagne était stérile, et rien n’en animait le sommet. Le matin vint, et le soir suivit, et les trois infortunés étaient encore sur le rocher. Conglas voulut tresser une nacelle avec les branches des arbres, mais il était faible, faute de nourriture.

« Crisollis, dit-il, je m’endors ; quand la tempête s’apaisera, retourne avec ton enfant à Idronlo : l’heure où je pourrai marcher est éloignée. »