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il précipiterait son retour pour protéger son Ogal. Je me souviens de mon songe ; je crains que le jour du retour ne soit passé.

« Il me sembla voir les fils de Morven poursuivant les chevreuils. Le chef de Strumon n’était point avec eux : je l’aperçus à quelque distance, appuyé sur son bouclier. Un pied seulement soutenait le héros, l’autre paraissait être formé d’une vapeur grisâtre. Cette image variait au souffle de chaque brise ; je m’en approchai ; une bouffée de vent vint du désert, le fantôme s’évanouit. Les songes sont enfants de la crainte : chef de Strumon, je te reverrai encore, tu élèveras encore devant moi ta belle tête, comme le sommet de la colline religieuse de Cromla éclairée des premiers rayons de l’aurore. Le voyageur, égaré la nuit sur la bruyère, tremble au milieu des fantômes ; mais au doux éclat du jour les esprits de ténèbres se retirent ; le pèlerin, rassuré, reprend son bâton et poursuit sa route. »

Évircoma crut voir un vaisseau sur les vagues lointaines ; elle crut voir un mât blanchi semblable à l’arbre qui pendant l’hiver balance sa cime couverte d’une neige nouvellement tombée. Ses yeux humides n’aperçoivent que des objets confus, bien qu’elle essayât de tarir ses larmes. La nuit descendit ; Évircoma se confia à un léger esquif pour trouver son amant dans les replis des ombres. Elle vole sur les vagues, mais elle ne rencontre point de vaisseau : elle avait été trompée ou par un nuage, ou par la barque aérienne de l’ombre d’un nautonier décédé qui poursuivait encore les plaisirs des jours de sa vie.

La nacelle d’Évircoma fuit devant la brise ; elle entre dans la baie d’Ifrona, où la mer s’étend à l’ombre d’une épaisse forêt. Errant de nuage en nuage, la lune se montrait entre les arbres de la rive. Par intervalles, les étoiles jetaient un regard à travers le voile déchiré qui couvrait le ciel , et se cachaient de nouveau sous ce voile : à leur faible lumière, Évircoma contemplait la beauté d’Ogal. Elle donne un baiser à son enfant, le laisse couché dans la nacelle et va chercher Gaul dans les bois.

Trois fois elle s’éloigne avec lenteur de son fils, trois fois elle revient en courant à lui. La colombe qui a caché ses petits dans la fente du rocher d’Oualla veut cueillir la baie mûrie qu’elle découvre dans la bruyère au-dessous d’elle , mais le souvenir de l’épervier la trouble ; vingt fois elle revole vers ses petits pour les voir encore et s’assurer de leur repos. L’âme d’Évircoma est partagée entre son époux et son enfant comme la vague que brisent tour à tour et les vents et les rochers.

Mais quelle est cette voix que l’on entend parmi le murmure des flots ? Vient-elle de l’arbre solitaire du rivage ?