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« Nos vaisseaux abordent à Ifrona : nous combattons ; nous arrachons des mains de l’ennemi les dépouilles de notre patrie. Pourquoi ne restais-tu pas au bord de ton torrent, toi qui levais le bouclier d’azur ? Pourquoi, fils de Morni, ton âme respirait-elle les combats ? Sur quelque champ que ce fût, Gaul voulait moissonner. Il prépare son vaisseau dompteur des vagues, et déploie ses voiles au premier souffle du matin pour suivre à Ifrona les pas du roi.

« Quelle est celle que j’aperçois au bord de la mer, sur le rocher battu des flots ? Elle est triste comme le pâle brouillard de l’aube ; ses cheveux noirs flottent en désordre, des larmes roulent dans ses yeux fixés sur le vaisseau fugitif de Gaul. De ses bras, aussi blancs que l’écume de l’onde, elle presse sur son sein un jeune enfant, qui lui sourit ; elle murmure à l’oreille du nouveau-né un chant de son âge, mais un soupir entrecoupe la voix maternelle, et la femme ne sait plus quelle était la chanson.

« Tes pensées, Évircoma, n’étaient point pour des airs folâtres : elles volaient sur les flots avec ton amour. On n’aperçoit plus qu’à peine le vaisseau diminué : des nues abaissées étendent maintenant entre lui et le rivage leurs fumées onduleuses ; elles le cachent comme un écueil lointain sous une vapeur passagère. « Que ta course soit heureuse, dompteur des vagues écumantes ! Quand te reverrai-je, ô mon amant ? »

« Évircoma retourne aux salles de Strumon, mais ses pas sont tardifs, son visage est triste : on dirait d’une ombre solitaire qui traverse la brume du lac. Souvent elle se retourne pour regarder le vaste Océan. « Que ta course soit heureuse, dompteur des vagues écumantes ! Quand te reverrai-je, ô mon amant ? »

« La nuit surprit le fils de Morni au milieu de la mer ; la lune n’était point au ciel ; pas une étoile ne brillait dans la profondeur des nuages. La barque du chef glissait sur les flots en silence, et nous passons sans la voir, en retournant à Morven.

« Gaul aborde au rivage d’Ifrona. Ses pas étaient sans inquiétude : il erre çà et là, il écoute, il n’entend point rugir la bataille ; il frappe avec sa lance sur son bouclier, afin que ses amis se réjouissent de son arrivée : il s’étonne du silence. « Fingal dort-il ? s’écrie Gaul en élevant la voix ; le combat n’est-il pas commencé ? Héros de Morven, êtes-vous ici ? »

Que n’y étions-nous, fils de Morni ! cette lance t’aurait défendu, ou Ossian serait tombé avec loi. Lance aujourd’hui sans force dans ma main, innocent appui de ma vieillesse, jadis ferme soutien de ceux qui versaient des larmes, tu étais la lance de Témora, tu étais le météore briseur du chêne orgueilleux. Ossian n’était pas, comme aujourd’hui, un roseau desséché qui tremble dans un étang solitaire ; je m’élevais