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line ; ô mon fils ! épargne le guerrier qui, comme Dorla, peut laisser derrière lui une épouse dans les larmes. Hélas ! Dorla, pourquoi es-tu déjà tombé ? »

Ainsi me parlait Fingal, aux jours du passé, dans la terre de Duthona ; ainsi, pour m’enseigner la pitié, il mettait devant mes yeux l’image d’Éveralline mon épouse, d’Oscar mon jeune fils. Éveralline ! Oscar ! rayons de joie maintenant éteints ! comment m’avez-vous précédé dans l’étroite demeure ? Comment Ossian peut-il faire retentir la harpe et chanter encore les guerriers, lorsque votre souvenir, comme l’étoile qui tombe du ciel, traverse tout à coup son âme ? Oh ! que ne suis-je le compagnon de votre course azurée, brillants voyageurs des nuages ! Quand nos ombres se rejoindront-elles dans les airs ? Quand glisseront-elles avec les brises sur la cime ondoyante des pins ? Quand élèverons-nous nos têtes ornées d’une chevelure brillante, comme les astres de la nuit dans le désert ? Puisse ce moment bientôt arriver ! Ce qu’est le lit de bruyère au chasseur fatigué sera la tombe au barde appesanti par les ans : je dormirai ! la pierre de ma dernière couche gardera ma mémoire.

Mais, ô pierre du tombeau ! la saison de ta vieillesse arrivera aussi ; tu t’enfonceras toi-même dans le lieu où les guerriers reposent pour jamais. L’étranger demandera où était ta place ; les fils du faible ne la connaîtront point.

Peut-être la chanson aura gardé le souvenir de cette pierre. La chanson se perdra à son tour dans la nuit des temps ; le brouillard des années enveloppera sa lumière. Notre mémoire passera comme l’histoire de Duthona, qui déjà s’éclipse dans l’âme d’Ossian.

Le peuple de Dorla fend la mer en silence ; les sons d’aucune chanson ne roulent devant lui sur les flots ; les bardes penchent la tête sur leur harpe, et leurs cheveux argentés errent avec leurs armes le long des cordes humides. Les marins sont enfoncés dans leurs sombres pensées ; le rameur distrait suspend soudain la rame qu’il allait plonger dans les flots.

Nous montâmes au palais de Connar ; mais le chef est triste malgré sa victoire : son sein oppressé soulève son armure comme la vague qui renferme la tempête ; son œil éteint ne lance plus son regard brillant à travers la salle des fêtes. Personne n’ose demander au héros pourquoi il est triste, car absente est l’étoile de la nuit, la fille de Connar, la charmante Niala. Fingal voyoit la douleur du chef, et cachoit la sienne sous le panache de son casque. « Carrill, dit-il à voix basse, qu’as-tu fait de tes chants ? viens avec ta harpe soulager l’âme du roi. »