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De tous mes manuscrits sur l’Amérique je n’ai sauvé que quelques fragments, en particulier Atala, qui n’étoit elle-même qu’un épisode des Natchez[1]. Atala a été écrite dans le désert et sous les huttes des sauvages. Je ne sais si le public goûtera cette histoire, qui sort de toutes les routes connues et qui présente une nature et des mœurs tout à fait étrangères à l’Europe. Il n’y a point d’aventure dans Atala. C’est une sorte de poëme[2], moitié descriptif, moitié dramatique : tout consiste dans la peinture de deux amants qui marchent et causent dans la solitude, et dans le tableau des troubles de l’amour au milieu du calme des déserts. J’ai essayé de donner à cet ouvrage les formes les plus antiques ; il est divisé en prologue, récit et épilogue. Les principales parties du récit prennent une dénomination, comme les chasseurs, les labourreurs, etc. ; et c’étoit ainsi que dans les premiers siècles de la Grèce les rhapsodes chantoient sous divers titres les fragments de l’Iliade et de l’Odyssée.

Je dirai aussi que mon but n’a pas été d’arracher beaucoup de larmes : il me semble que c’est une dangereuse erreur avancée, comme tant d’autres, par Voltaire, que les bons ouvrages sont ceux qui font le plus pleurer. Il y a tel drame dont personne ne voudroit être l’auteur, et qui déchire le cœur bien autrement que l’Énéide. On n’est point un grand écrivain parce qu’on met l’âme à la torture. Les vraies larmes sont celles que fait couler une belle poésie ; il faut qu’il s’y mêle autant d’admiration que de douleur.

C’est Priam, disant à Achille :

Ἀνδρὸς παιδοφόνοιο ποτὶ στόμα χεἴρ᾽ ὀρέγεσθαι

Juge de l’excès de mon malheur, puisque je baise la main qui a tué mon fils.

C’est Joseph s’écriant :

Ego sum Joseph, frater vester, quem vendidistis in Ægyptum.

Je suis Joseph, votre frère, que vous avez vendu pour l’Égypte.

    pour toi. D’ailleurs, la république ne te sait aucun gré de ce que tu as fait : elle n’a que trop de défenseurs, et elle manque de pain. Voilà les hommes dont Buonaparte a délivré la France !

  1. Voyez la Préface des Natchez.
  2. Je suis obligé d’avertir que si je me sers ici du mot de poëme, c’est faute de savoir comment me faire entendre autrement. Je ne suis point de ceux qui confondent la prose et les vers. Le poëte, quoi qu’on en dise, est toujours l’homme par excellence, et des volumes entiers de prose descriptive ne valent pas cinquante beaux vers d’Homère, de Virgile ou de Racine.