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Ainsi chantait Carrill, et moi Ossian je m’avançais avec Gormalon sur le rivage, selon les ordres de Fingal. Au pied d’un rocher nous trouvons un jeune homme : son bras, sortant d’une brillante armure, reposait sur une harpe brisée ; le bois d’une lance était à ses côtés. À travers les herbes chevelues du rocher, la lune éclairait la tête du jeune homme : cette tête était penchée, elle s’agitait lentement dans la douleur, comme la cime d’un pin qui se balance aux soupirs du vent.

« Quel est celui, dit Gormalon, qui demeure ici solitaire ? Es-tu un des compagnons de Dorla, ou l’un des guerriers de Connar ? »

« Je suis, répondit le jeune homme tremblant comme l’herbe dans le courant d’un ruisseau, je suis un des bardes qui chantaient dans les salles de Connar. Dorla écouta mes chansons, et épargna ma vie après avoir livré bataille sur les chants de Duthona. »

« Souviens-toi de Dorla, si tu le veux, répliqua Gormaîon ; mais que peux-tu dire à sa louange ? Il attaqua Connar lorsque les amis du roi étaient absents ; son bras est faible dans le danger, fort quand personne ne le repousse. Dorla est un nuage qui se montre seulement dans le calme, un brouillard qui ne se lève jamais du marais que quand les vents de la vallée se sont retirés. Mais la tempête de Fingal joindra ce nuage et le déchirera dans les airs. »

« Je me souviens de Fingal, dit le jeune homme : je le vis jadis dans les salles de Duthona ; je me souviens de la voix d’Ossian et des fiers héros de Morven, mais Morven est loin de Duthona. »

Les soupirs étouffèrent la voix du jeune homme : ses sanglots éclatèrent comme la glace qui se fend sur le lac du Lego, ou comme les vents de la montagne dans la grotte d’Arven.

« Faible est ton âme, dit Gormalon, indigné : non, tu n’es pas l’enfant des salles de Connar ; tu n’es pas des bardes de la race du roi. Ceux-ci chantaient les actions de la bataille ; la joie du danger enflait leurs âmes, de même que s’enflent les voiles blanches de Fingal dans les tourbillons de la mer de Morven. Tu es des amis de Dorla : va donc le rejoindre, enfant du faible, et dis-lui que Morven le poursuit : jamais il ne reverra les collines de sa patrie. »

« Gormalon, dis-je alors, n’outrage pas la jeunesse : l’âme du brave peut quelquefois faillir, mais elle se relève. Le soleil sourit du haut de sa carrière lorsque la tempête est passée ; le pin cesse alors de secouer dans les airs sa pyramide de verdure, la mer calme sa surface azurée, et les vallées se réjouissent aux rayons de l’astre éclatant. »

Je pris le jeune homme par la main, et le conduisis vers Carrill, roi des chansons. La lumière commençait alors à briller sur l’armée de Dorla ; ses guerriers, pâles et muets, regardaient la lance de Morven et