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Nous entrons dans la baie de Duthona. Quelle ombre terrible se tient sur le rocher, en s’appuyant sur un pin ? Son bouclier est un nuage ; derrière ce bouclier passe la lune errante. L’ombre a pour lance une colonne de brouillard d’un bleu sombre, surmontée d’une étoile sanglante ; un météore lui sert d’épée ; les vents , dans leurs jeux, élèvent la chevelure du fantôme comme une fumée ; deux flammes qui sortent de deux cavernes creusées dans les nuages sont les yeux menaçants de cet enfant de la nuit. Souvent Fingal a vu se manifester ainsi le signe de la bataille ; mais qui pourrait y croire dans la patrie de Connar, ami du peuple de Fingal ?

Le roi monte sur le rocher ; le glaive de Luno jette dans sa main des ondes de lumières ; Carrill marche derrière le roi. Le fantôme aperçoit Fingal, et sur l’aile d’un tourbillon s’envole ; le héros le poursuit du geste et de la voix. Cette voix est entendue sur les collines de Duthona, qui s’agitent avec tous leurs rochers et tous leurs arbres ; le peuple tressaille, se réveille en rêvant le péril, et les feux d’alarme sont allumés de toutes parts.

« Levez-vous, dit le roi revenant parmi ses guerriers, levez-vous : que chacun endosse son armure et place devant lui son bouclier. Il nous faut combattre. Nos amis nous vont attaquer au milieu de la nuit : Fingal ne leur dira pas son nom, car nos ennemis s’écrieraient ensuite : « Les guerriers de Morven furent effrayés ! ils dirent leur nom pour éviter le combat ! » Que chacun endosse son armure et place devant lui son bouclier ; mais que nos lances errent loin du but, que nos flèches soient emportées par les vents. À la lumière du matin, nos amis nous reconnaîtront, et la joie sera grande dans Duthona. »

Nous rencontrâmes la colonne mouvante et sombre des guerriers de Duthona. Comme la grêle échappée des flancs de l’orage, leurs flèches tombent sur nos boucliers ; ils nous environnent comme un rocher entouré par les flots. Fingal vit que son peuple allait périr ou qu’il serait forcé de combattre : il descendit de la colline ainsi qu’une ombré qui se plaît à rouler avec les tempêtes. La lune, dans ce moment, leva sa tête au-dessus de la montagne et réfléchit sa lumière sur l’épée de Luno ; l’épée étincelle dans la main du roi, comme un pilier de glace pendant l’hiver, à la chute devenue muette du Lara. Duthona vit la flamme, et n’en put supporter la splendeur ; ses guerriers se retirèrent comme les ténèbres devant le jour ; ils s’enfoncèrent dans un bois.

Avançant à leur suite , nous nous arrêtâmes au bord d’un profond ruisseau qui coulait devant nous à travers la bruyère. Son lit se creusait entre deux rivages semés de fougères et ombragés de quelques bouleaux vieillis. Là, nous nous entretînmes du récit des combats et