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Et vous, filles des champs aériens de Trenmor, préparez la robe de vapeur transparente et colorée. Dargo, pourquoi m’avais-tu fait oublier Armor ? Pourquoi t’aimais-je tant ? Pourquoi étais-je tant aimée ? Nous étions deux fleurs qui croissaient ensemble dans les fentes du rocher ; nos têtes humides de rosée soudoient aux rayons du soleil. Ces fleurs avaient pris racine dans le roc aride. Les vierges de Morven disaient : « Elles sont solitaires, mais elles sont charmantes. » Le daim dans sa course s’élançait par-dessus ces fleurs, et le chevreuil épargnait leurs tiges délicates.

« Le soleil de Morven est couché pour moi. Il brilla pour moi, ce soleil, dans la nuit de mes premiers malheurs, au défaut du soleil de ma patrie : mais il vient de disparaître à son tour ; il me laisse dans une ombre éternelle.

« Dargo, pourquoi t’es-tu retiré si vite ? Pourquoi ce cœur brûlant s’est-il glacé ? Ta voix mélodieuse est-elle muette ? Ta main, qui naguère maniait la lance à la tête des guerriers, ne peut plus rien tenir ; tes pieds légers, qui ce matin encore devançaient ceux de tes compagnons, sont à présent immobiles comme la terre qu’ils effleuraient.

« Partout sur les mers, au sommet des collines, dans les profondes vallées, j’ai suivi ta course. En vain mon père espéra mon retour ; en vain ma mère pleura mon absence : leurs yeux mesurèrent souvent l’étendue des flots ; souvent les rochers répétèrent leurs cris. Parents, amis, je fus sourde à votre voix ! toutes mes pensées étaient pour Dargo ; je l’aimais de toute la force de mes souvenirs pour Armor. Dargo, l’autre nuit j’ai goûté le sommeil à tes côtés sur la bruyère. N’est-il pas de place cette nuit dans ta nouvelle couche ? Ta Crimoïna veut reposer auprès de toi, dormir pour toujours à tes côtés. »

Le chant de Crimoïna allait en s'affaiblissant à mesure qu’il approchait de sa fin ; par degrés s’éteignait la voix de l’étrangère : l’instrument échappa aux bras d’albâtre de la fille de Lochlin. Dargo se lève : il était trop tard ! l’âme de Crimoïna avait fui sur les sons de la harpe. Dargo creusa la tombe de son épouse auprès de celle d’Évella, et prépara pour lui-même la pierre du sommeil.

Dix étés ont brûlé la plaine, dix hivers ont dépouillé les bois ; durant ces longues années, l’enfant du malheur, Dargo, a vécu dans la caverne ; il n’aime que les accents de la tristesse. Souvent je chante au chef infortuné des airs mélancoliques dans le calme du midi, lorsque Crimoïna se penche sur le bord de sa nue pour écouter les soupirs du barde.

fin de dargo