Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 3.djvu/161

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

triste. Les rapides années emportent la douleur : à présent Minona se réjouit avec les filles de Sora, bien qu’elle soupire quelquefois encore. »

Ainsi chantait le barde. L’aube peignit de sa lumière d’albâtre les rochers d’Inisfail : « Ullin, dit Comhal, conduis sur ton vaisseau Crimoïna à sa patrie ; qu’au milieu de ses compagnes elle puisse encore se lever comme la lune, lorsqu’elle montre sa tête au-dessus des nuages et qu’elle sourit aux vallées silencieuses. »

« Béni soit, dit Crimoïna, le chef de Morven, l’ami du faible dans les jours du danger. Mais que ferait Crimoïna aux champs de ses pères, où chaque rocher, chaque ruisseau réveillerait ses chagrins assoupis ? Les jeunes filles me diraient : « Où est ton Armor ? » Vous pourrez le dire, ô jeunes filles ! mais je ne vous entendrai pas. J’irai vivre dans une terre éloignée ; j’achèverai mes jours avec les vierges de Morven : leur cœur, comme celui de leur roi, s’ouvre aux pleurs des infortunés. »

Nous emmenâmes Crimoïna avec nous dans notre patrie. Nous joignîmes sa main à celle de Dargo, mais la fille étrangère ne souriait plus : elle confiait souvent des soupirs au cours d’une onde ignorée. Crimoïna, tes heures furent rapides : les cordes de ta harpe sont humides quand le barde soupire ton histoire.

Un jour, comme nous poursuivions les daims sur les bruyères de Morven, les vaisseaux de Lochlin apparurent avec leurs voiles blanches et leurs mâts élevés. Nous crûmes qu’ils venaient réclamer Crimoïna. « Je ne combattrai pas pour elle, dit Connas, un de nos chefs, avant que je ne sache si cette étrangère aime notre race. Perçons le sanglier ; teignons avec son sang la robe de Dargo ; nous porterons Dargo au palais : Crimoïna déplorera-t-elle sa perte ? »

Ô malheur ! nous écoutons l’avis de Connas ! Nous terrassons le sanglier écumant ; Connas le frappe de son épée. Nous enveloppons Dargo dans une robe ensanglantée, nous le portons sur nos épaules à Crimoïna. Connas marchait devant nous avec la dépouille du sanglier : « J’ai tué le monstre, disait-il, mais auparavant sa dent mortelle a percé ton amant, ô Crimoïna ! »

Crimoïna écouta ces paroles de mort : silencieuse et pâle, elle reste immobile comme les colonnes de glace que l’hiver fixe au sommet du Mora. Elle demande sa harpe ; elle la fait résonner à la louange du héros qu’elle croyait expiré. Dargo voulait se lever ; nous l’en empêchâmes jusqu’à la fin de la chanson, car la voix de Crimoïna était douce comme la voix du cygne blessé, lorsque ses compagnons nagent tristement autour de lui.

« Penchez-vous, disait Crimoïna, sur le bord de vos nuages, ô vous, ancêtres de Dargo ! et transportez votre fils au palais de votre repos.