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CHANT II

L’histoire des temps qui ne sont plus est pour le barde un trait de lumière ; c’est le rayon de soleil qui court légèrement sur les bruyères, mais rayon bientôt effacé, car les pas de l’ombre le poursuivent ; ils le joignent sur la montagne : le consolant rayon a disparu. Ainsi le souvenir de Dargo brille rapidement dans mon âme, de nouveau bientôt obscurcie.

Après la bataille où tomba le vaillant Armor, Morven passa la nuit dans les tours grisâtres d’Inisfail ; par intervalles une plainte lointaine frappait nos oreilles. « Bardes, dit Comhal, Ullin, et vous, Salma, cherchez l’enfant des hommes qui gémit. » Nous sortons, nous trouvons Crimoïna assise sur le tombeau d’Armor ; elle avait suivi en secret son amant aux champs d’Inisfail. Après la bataille, elle se fit un lit de douleur de la dernière couche de son héros : nous l’enlevâmes de ce lieu funeste. Nos larmes descendaient en silence : l’infortune de cette femme était grande, et nous n’avions que des soupirs. Nous transportâmes Crimoïna dans la salle des fêtes. La tristesse, comme une obscure vapeur, se répandit sur tous les visages. Ullin saisit sa harpe ; il en tira des sons mélodieux : ses doigts erraient sur l’instrument ; une douce et religieuse mélancolie semblait s’échapper des cordes tremblantes. La musique attendrit les âmes : elle endort le chagrin dans les cœurs agités. Ils chantaient :

« Quelle ombre se penche ainsi sur sa nue vaporeuse ! La profonde blessure est encore dans sa poitrine ; le chevreuil aérien est à ses côtés. Qui peut-elle être, cette ombre, si ce n’est celle du beau Morglan ?

« Morglan vint avec l’ennemi de Morven. Son amante l’accompagnait, la fille de Sora, Minona à la main blanche, à la longue chevelure. Morglan poursuivit les daims sur la colline ; Minona demeure sous le chêne. L’épais brouillard descend ; la nuit arrive avec tous ses nuages ; le torrent rugit, les ombres crient le long de ses rives profondes. Minona regarde autour d’elle : elle croit entrevoir un chevreuil à travers le brouillard, et pose sur l’arc sa main de neige. La corde est tendue, la flèche vole. Ah ! que n’a-t-elle erré loin du but. La flèche s’est enfoncée dans le jeune sein de Morglan.

« Nous élevâmes la tombe du héros sur la colline ; nous plaçâmes la flèche et le bois d’un chevreuil dans l’étroite demeure. Là fut aussi couché le dogue de Morglan, pour poursuivre devant l’ombre du chasseur les cerfs dans les nuages. Minona voulait dormir auprès de son amant ; nous la transportâmes au palais de ses pères ; longtemps elle y parut