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deux siècles d’oppression, pour rendre la liberté au Nouveau-Monde me parurent offrir un sujet presque aussi heureux que la conquête du Mexique. Je jetai quelques fragments de cet ouvrage sur le papier ; mais je m’aperçus bientôt que je manquois des vraies couleurs, et que si je voulois faire une image semblable, il falloit, à l’exemple d’Homère, visiter les peuples que je voulois peindre.

En 1789, je fis part à M. de Malesherbes du dessein que j’avois de passer en Amérique. Mais, désirant en même temps donner un but utile à mon voyage, je formai le dessein de découvrir par terre le passage tant recherché et sur lequel Cook même avoit laissé des doutes. Je partis, je vis les solitudes américaines, et je revins avec des plans pour un second voyage, qui devoit durer neuf ans. Je me proposois de traverser tout le continent de l’Amérique septentrionale, de remonter ensuite le long des côtes, au nord de la Californie, et de revenir par la baie d’Hudson, en tournant sur le pôle[1]. M. de Malesherbes se chargea de présenter mes plans au gouvernement, et ce fut alors qu’il entendit les premiers fragments du petit ouvrage que je donne aujourd’hui au public. La révolution mit fin à tous mes projets. Couvert du sang de mon frère unique , de ma belle-sœur, de celui de l’illustre vieillard leur père, ayant vu ma mère et une autre sœur pleine de talents mourir des suites du traitement qu’elles avoient éprouvé dans les cachots, j’ai erré sur les terres étrangères, où le seul ami que j’eusse conservé s’est poignardé dans mes bras[2].

    dans la solitude, etc. Ce livre est terminé par une anecdote extraite de mes voyages en Amérique et écrite sous les huttes mêmes des sauvages ; elle est intitulée Atala, etc. Quelques épreuves de cette petite histoire s’étant trouvées égarées, pour prévenir un accident qui me causeroit un tort infini, je me vois obligé de l’imprimer à part, avant mon grand ouvrage.

    « Si vous vouliez, citoyen, me faire le plaisir de publier ma lettre, vous me rendriez un important service.

    « J’ai l’honneur d’être, etc. »

  1. M. Mackenzie a depuis exécuté une partie de ce plan.
  2. Nous avions été tous deux cinq jours sans nourriture.

    Tandis que ma famille étoit ainsi massacrée, emprisonnée et bannie, une de mes sœurs, qui devoit sa liberté à la mort de son mari, se trouvoit à Fougères, petite ville de Bretagne. L’armée royaliste arrive ; huit cents hommes de l’armée républicaine sont pris et condamnés à être fusillés. Ma sœur se jette aux pieds de M. de La Rochejaquelein, et obtient la grâce des prisonniers. Aussitôt elle vole à Rennes, se présente au tribunal révolutionnaire avec les certificats qui prouvent qu’elle a sauvé la vie à huit cents hommes, et demande pour seule récompense qu’on mette ses sœurs en liberté. Le président du tribunal lui répond : Il faut que tu sois une coquine de royaliste, que je ferai guillotiner, puisque les brigands ont tant de déférence