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combattit le chef d’Inisfail ; mais la lance du roi cloua le bouclier d’Armor à sa poitrine. Lochlin, Morven et Inisfail pleurèrent la mort du jeune chef si tôt abattu. Son barde entonna le chant de la tombe :

« Ta taille, ô Armor ! était celle du pin. L’aile de l’aigle marin n’égalait pas la rapidité de ta course ; ton bras descendait sur les guerriers comme le tourbillon de Loda, et mortelle étoit ton épée comme les brouillards du Légo.

« Pourquoi, ô mon héros ! es-tu tombé dans ta jeunesse ? Comment apprendre à ton père qu’il n’a plus de fils ? comment dire à Crimoïna qu’elle n’a plus d’amant ? Je vois ton père courbé sous le poids des années : sa main est incertaine sur le bâton qui l’appuie ; sa tête, qu’ombragent encore quelques cheveux gris, vacille comme la feuille du tremble. Chaque nuage éloigné trompe ses débiles regards lorsqu’ils cherchent ton navire sur les flots.

« Comme un rayon de soleil sur la fougère desséchée, l’espérance brille sur le front du vieillard. Quand le vénérable guerrier, s’adressant aux enfants qui jouent autour de lui, leur dit : « Ne vois-je pas le vaisseau de mon fils ? » les enfants regardent aussitôt la mer bleuâtre, et ils répondent au vieillard : « Nous n’apercevons qu’une vapeur passagère. »

« Crimoïna, tu souris dans le songe du matin, tu crois recevoir ton amant dans toute sa beauté ; tes lèvres l’appellent par des mots à demi formés ; tes bras s’entrouvrent et s’avancent pour le presser contre ton sein : ah ! Crimoïna, ce n’est qu’un songe !

« Armor est tombé, il ne reverra plus sa terre natale ; il dort dans la poussière d’Inisfail.

« Crimoïna, tu sortiras de ton sommeil : mais quand Armor se réveillera-t-il ?

« Quand le son du cor fera-t-il tressaillir le jeune chasseur ? quand le choc des boucliers l’appellera-t-il au combat ? Enfants des forêts, Armor est couché ; n’attendez pas qu’il se lève. Fils de la lance, la bataille rugira sans Armor.

« Ta taille était comme celle du chêne, ô chef de Lochlin ! l’aile de l’aigle marin était moins rapide que ta course ; ton bras descendait sur les guerriers comme le tourbillon de Loda, et mortelle était ton épée comme les brouillards du Légo. »

Ainsi chantait le barde. La tombe d’Armor s’élève ; les guerriers de Lochlin fuient ; leurs vaisseaux, repassant les mers, pèsent sur l’abîme : par intervalles, on entendait la chanson des bardes étrangers ; leurs accents étaient tristes.