Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 3.djvu/157

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

son malheur. En vain j’ai appelé mon amante : les ombres des vierges de Morven me l’ont ravie ; elles chantaient autour d’elle, leurs voix ressemblaient aux derniers soupirs du vent dans un soir d’automne, lorsque la nuit descend par degrés dans la vallée de Cona, et que de faibles murmures se font entendre parmi les roseaux qui bordent les ondes. Évella suivit les gracieux fantômes, mais elle me jeta un regard douloureux sur mon rocher. La suave musique cessa, la belle vision s’évanouit. Depuis ce temps, je n’ai cessé de pleurer au lever du soleil, de pleurer au coucher du soleil. Quand te reverrai-je, Évella ? Dis-moi, Comhal, quelle fut la destinée de la fille de Morven ? »

« Évella apprit ton malheur, répondit Comhal. Durant trois soleils elle reposa sa tête inclinée sur son bras d’albâtre ; au quatrième soleil elle descendit sur le rivage de la mer, et chercha le corps de Dargo. Les filles de Morven la virent du sommet de la colline ; elles essuyèrent leurs larmes avec les boucles de leur chevelure. Elles s’avancèrent en silence pour consoler Évella ; mais elles la trouvèrent affaissée comme un monceau de neige, et belle encore comme un cygne du rivage. Les filles de Morven pleurèrent, et les bardes firent entendre des chants. Puisses-tu, ô Dargo ! vivre comme Évella dans la renommée ! puisse ainsi durer notre mémoire, quand nous nous enfoncerons dans la tombe ! »

Ainsi dit Comhal. Mais nous apercevons une grande lumière dans Inisfail ; nous découvrons le signal qui annonce le danger du roi. Aussitôt nous nous précipitons dans nos vaisseaux ; Dargo est avec nous, nous quittons l’île déserte ; nous nous hâtons pour disperser les ennemis d’Inisfail.

Les vents de Morven viennent à notre aide, ils remplissent le sein de nos voiles ; les mariniers se courbent et se redressent sur la rame qui brise, en écumant, la tête sombre et mobile des flots. Chaque héros a les yeux fixés sur le rivage : toutes les âmes sont déjà dans le champ du carnage ; mais l’on est encore à quelque distance d’Inisfail. Dargo seul ne ressent point la joie du péril ; ses yeux sont baissés, son front est appuyé sur son bras, qui repose sur le bord d’un bouclier. Comhal observe la tristesse de ce chef, il fait un signe à Ullin, afin que le chant du barde réveille le cœur de Dargo. Ullin chante au bruit des vaisseaux qui sillonnent les vagues.

« Colda vivait aux jours de Trenmor. Il poursuivait les daims autour de la baie d’Étha : les rochers couverts de forêts répondaient à ses cris, et les fils légers de la montagne tombèrent. Mélina l’aperçut d’un autre rivage : elle veut traverser la baie sur un esquif bondissant. Un tourbillon descend du ciel et renverse la nef ; Mélina s’attache à la carène :