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et leurs flancs bleuâtres s’élevaient entre nous et la terre. Dargo monte au haut du mât pour découvrir Morven, mais il ne voit point Morven. Les cuirs humides glissent dans ses mains, il tombe et s’ensevelit dans les flots ; un tourbillon chasse au loin nos navires, notre chef échappe à nos yeux. Nous chantâmes un chant à sa gloire , nous invitâmes les ombres de ses pères à le recevoir dans leur palais de nuages, ils n’écoutèrent point nos vœux. L’ombre de Dargo habite encore les rochers : elle n’est point errante sur les blondes collines, dans les détours verdoyants des vallées. Chante, ô Ullin ! les louanges du héros, il reconnaîtra ta voix et se réjouira au bruit de sa renommée. »

Ainsi parle Comhal, et le barde saisit sa harpe : « Paix à ton ombre, toi qui as soutenu quelquefois seul les efforts de toute une armée ! paix à ton ombre, ô Dargo ! Que ton sommeil soit profond, enfant de la caverne, sur un rivage étranger ! »

À peine Ullin a-t-il cessé ses chants, qu’une voix se fait entendre : « M’ordonnes-tu de demeurer sur ces roches désertes, ô barde de Comhal ? les guerriers de Morven abandonnent -ils leurs amis dans l’infortune ? » Ainsi disait Dargo lui-même en descendant la colline.

Galchos, ancien ami de Dargo, reconnaît sa voix ; il y répond par les cris joyeux dont jadis il appelait son ami à la poursuite des hôtes des forêts : il est déjà dans les bras de Dargo ; les étoiles virent entre les nuages brisés le bonheur des deux guerriers. Dargo se présente à Comhal. « Tu vis ! s’écria Comhal ; comment échappas-tu à l’Océan lorsqu’il roula ses flots sur ta tête ? »

« La vague, répondit Dargo, me jeta sur ces bords. Depuis ce temps, la lune a vu sept fois s’éteindre et sept fois se rallumer sa lumière ; mais sept années ne sont pas plus longues sur la cime rembrunie de Morven. Toujours assis sur le rocher, en murmurant les chants de nos bardes, je prêtais l’oreille ou au bruit des vagues, ou au cri de l’oiseau qui planait sur leurs déserts en jetant des voix plaintives. Ce temps marcha peu, car lents sont les pas du soleil, et paresseuse la lumière de la lune sur cette rive solitaire. »

Dargo s’interrompit tout à coup. « Pourquoi, reprit-il en regardant Comhal, pourquoi ces larmes silencieuses ? pourquoi ces regards attendris ? Ah ! ils ne sont pas pour le récit de mes peines, ils sont pour la mort d’Évella ! Oui, je le sais, Évella n’est plus ; j’ai vu son ombre glisser dans la vapeur abaissée, lorsque l’astre des nuits brillait à travers le voile d’une légère ondée sur la surface unie de la mer. J’ai vu mon amour, mais son visage était pâle ; des gouttes humides tombaient de ses beaux cheveux, comme si elle eût sorti du sein de l’Océan ; le cours de ses larmes était tracé sur ses joues. J’ai reconnu Évella, j’ai pressenti