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DARGO

POÈME

CHANT PREMIER

Dargo est appuyé contre un arbre solitaire ; il écoute le vent qui murmure tristement dans le feuillage : l’ombre de Crimoïna se lève sur les flots azurés du lac. Les chevreuils l’aperçoivent sans en être effrayés, et passent avec lenteur sur la colline ; aucun chasseur ne trouble leur paix, car Dargo est triste, et les ardents compagnons de ses chasses aboient inutilement à ses côtés. Et moi aussi, ô Dargo ! je sens tes infortunes. Les larmes tremblent dans mes yeux comme la rosée sur l’herbe des prairies, quand je me souviens de tes malheurs.

Comhal était assis au lieu où les daims paissent maintenant sur sa tombe : un chêne sans feuillage et trois pierres grisâtres rongées par la mousse des ans marquent les cendres du héros. Les guerriers de Comhal étaient rangés autour de lui : penchés sur leurs boucliers, ils écoutaient la chanson du barde. Tout à coup ils tournent les yeux vers la mer : un nuage paraît parmi les vagues lointaines ; nous reconnaissons le vaisseau d’Inisfail ; au haut de ses mâts est suspendu le signal de détresse. « Déployez mes voiles ! s’écrie Comhal ; volons pour secourir nos amis ! »

La nuit nous surprit sur l’abîme. Les vagues enflaient leur sein écumant et les vents mugissaient dans nos voiles : la nuit de la tempête est sombre, mais une île déserte est voisine, et ses bras se courbent comme mon arc lorsque j’envoie la mort à l’ennemi. Nous abordons à cette île ; là nous attendons le retour de la lumière, là des matelots rêvent aux dangers qui ne sont plus.

Nous sommes dans la baie de Botha. L’oiseau des morts crie ; une voix triste sort du fond d’une caverne. « C’est l’ombre de Dargo qui gémit, dit Comhal, de Dargo que nous avons perdu en revenant des guerres de Lochlin. »

« Les vagues confondaient leurs sommets blanchis parmi les nuages,