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trahit à tout moment, dans ses images et dans ses pensées, les mœurs et la civilisation des temps modernes.

J’avais traduit Smith presque en entier : je ne donne que les trois poèmes de Dargo, de Duthona et de Gaul. C’est pour l’art une bonne étude que celle de ces auteurs ou de ces langues qui commencent la phrase par tous les bouts, par tous les mots, depuis le verbe jusqu’à la conjonction, et qui vous obligent à conserver la clarté du sens au milieu des inversions les plus audacieuses. J’ai fait disparaître les redites et les obscurités du texte anglais : ces chants qui sortent les uns des autres, ces histoires qui se placent comme des parenthèses dans des histoires, ces lacunes supposées d’un manuscrit inventé peuvent avoir leur mérite chez nos voisins ; mais nous voulons en France des choses qui se conçoivent bien et qui s’énoncent clairement. Notre langue a horreur de ce qui est confus, notre esprit repousse ce qu’il ne comprend pas tout d’abord. Quant à moi, je l’avoue, le vague et le ténébreux me sont antipathiques : un nominatif qui se perd, des relatifs qui s’embarrassent, des amphibologies qui se forment me désolent. Je suis persuadé qu’on peut toujours dégager une pensée des mots qui la voilent, à moins que cette pensée ne soit un lieu commun guindé dans des nuages : l’auteur qui a la conscience de ce lieu commun n’ose le faire descendre du milieu des vapeurs, de crainte qu’il ne s’évanouisse.

Je répète ici ce que j’ai dit ailleurs : je ne crois plus à l’authenticité des ouvrages d’Ossian, je n’ai plus aussi pour eux le même enthousiasme : j’écoute cependant encore la harpe du barde, comme on écouterait une voix, monotone il est vrai, mais douce et plaintive. Macpherson a ajouté aux chants des Muses une note jusqu’à lui inconnue ; c’est assez pour le faire vivre. Œdipe et Antigone sont les types d’Ossian et de Malvina, déjà reproduits dans le Roi Lear. Les débris des tours de Morven, frappés des rayons de l’astre de la nuit, ont leur charme ; mais combien est plus touchante dans ses ruines la Grèce, éclairée, pour ainsi dire, de sa gloire passée !