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« Aben-Hamet ! s’écrie-t-il, ne crois pas me vaincre en générosité : je suis Français ; Bayard m’arma chevalier ; j’ai versé mon sang pour mon roi ; je serai, comme mon parrain et comme mon prince, sans peur et sans reproche. Si tu restes parmi nous, je supplie don Carlos de t’accorder la main de sa sœur ; si tu quittes Grenade, jamais un mot de mon amour ne troublera ton amante. Tu n’emporteras point dans ton exil la funeste idée que Lautrec, insensible à ta vertu, cherche à profiter de ton malheur. »

Et le jeune chevalier pressait le Maure sur son sein avec la chaleur et la vivacité d’un Français.

« Chevaliers, dit don Carlos à son tour, je n’attendais pas moins de vos illustres races. Aben-Hamet, à quelle marque puis-je vous reconnaître pour le dernier Abencerage ? »

« À ma conduite, » répondit Aben-Hamet.

« Je l’admire, dit l’Espagnol ; mais, avant de m’expliquer, montrez-moi quelque signe de votre naissance. »

Aben-Hamet tira de son sein l’anneau héréditaire des Abencerages, qu’il portait suspendu à une chaîne d’or.

À ce signe, don Carlos tendit la main au malheureux Aben-Hamet. « Sire chevalier, dit-il, je vous tiens pour prud’homme et véritable fils de rois. Vous m’honorez par vos projets sur ma famille, j’accepte le combat que vous étiez venu secrètement chercher. Si je suis vaincu, tous mes biens, autrefois tous les vôtres, vous seront fidèlement remis. Si vous renoncez au projet de combattre, acceptez à votre tour ce que je vous offre : soyez chrétien et recevez la main de ma sœur, que Lautrec a demandée pour vous. »

La tentation était grande, mais elle n’était pas au-dessus des forces d’Aben-Hamet. Si l’amour dans toute sa puissance parlait au cœur de l’Abencerage, d’une autre part il ne pensait qu’avec épouvante à l’idée d’unir le sang des persécuteurs au sang des persécutés. Il croyait voir l’ombre de son aïeul sortir du tombeau et lui reprocher cette alliance sacrilège. Transpercé de douleur, Aben-Hamet s’écrie : « Ah ! faut-il que je rencontre ici tant d’âmes sublimes, tant de caractères généreux, pour mieux sentir ce que je perds ! Que Blanca prononce ; qu’elle dise ce qu’il faut que je fasse pour être plus digne de son amour ! »

Blanca s’écrie : « Retourne au désert ! » et elle s’évanouit.

Aben-Hamet se prosterna, adora Blanca encore plus que le ciel, et sortit sans prononcer une seule parole. Dès la nuit même il partit pour Malaga, et s’embarqua sur un vaisseau qui devait toucher à Oran. Il trouva campée près de cette ville la caravane qui tous les trois ans sort de Maroc, traverse l’Afrique, se rend en Égypte et rejoint dans l’Yémen