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des larmes : désormais les miennes ne couleront plus au dehors, quoiqu’il me reste beaucoup à pleurer ; écoutez-moi.

« Blanca, mon amour pour toi égale l’ardeur des vents brûlants de l’Arabie. J’étais vaincu ; je ne pouvais plus vivre sans toi. Hier, la vue de ce chevalier français en prières, tes paroles dans le cimetière du temple, m’avaient fait prendre la résolution de connaître ton Dieu et de t’offrir ma foi. »

Un mouvement de joie de Blanca et de surprise de don Carlos interrompit Aben-Hamet ; Lautrec cacha son visage dans ses deux mains. Le Maure devina sa pensée, et secouant la tête avec un sourire déchirant : « Chevalier, dit-il, ne perds pas toute espérance ; et toi, Blanca, pleure à jamais sur le dernier Abencerage ! »

Blanca, don Carlos, Lautrec, lèvent tous trois les mains au ciel, et s’écrient : « Le dernier Abencerage ! »

Le silence règne ; la crainte, l’espoir, la haine, l’amour, l’étonnement, la jalousie, agitent tous les cœurs ; Blanca tombe bientôt à genoux. « Dieu de bonté ! dit-elle, tu justifies mon choix, je ne pouvais aimer que le descendant des héros. »

« Ma sœur, s’écria don Carlos irrité, songez donc que vous êtes ici devant Lautrec ! »

« Don Carlos, dit Aben-Hamet, suspends ta colère ; c’est à moi à vous rendre le repos. » Alors s’adressant à Blanca, qui s’était assise de nouveau :

« Houri du ciel, Génie de l’amour et de la beauté, Aben-Hamet sera ton esclave jusqu’à son dernier soupir : mais connais toute l’étendue de son malheur. Le vieillard immolé par ton aïeul en défendant ses foyers était le père de mon père ; apprends encore un secret que je t’ai caché, ou plutôt que tu m’avais fait oublier. Lorsque je vins la première fois visiter cette triste patrie, j’avais surtout pour dessein de chercher quelque fils des Bivar qui pût me rendre compte du sang que ses pères avaient versé. »

« Eh bien ! » dit Blanca d’une voix douloureuse, mais soutenue par l’accent d’une grande âme, « quelle est ta résolution ? »

« La seule qui soit digne de toi, répondit Aben-Hamet : te rendre tes serments, satisfaire par mon éternelle absence et par ma mort à ce que nous devons l’un et l’autre à l’inimitié de nos dieux, de nos patries et de nos familles. Si jamais mon image s’effaçait de ton cœur, si le temps, qui détruit tout, emportait de ta mémoire le souvenir d’Abencerage… ce chevalier français… Tu dois ce sacrifice à ton frère. »

Lautrec se lève avec impétuosité, se jette dans les bras du Maure :