Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 3.djvu/143

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

que je refuse de choisir un époux. Ne t’aperçois-tu pas que ma santé s’altère ? Vois cet asile de la mort ; il est enchanté ! Je m’y reposerai bientôt, si tu ne te hâtes de recevoir ma foi au pied de l’autel des chrétiens. Les combats que j’éprouve minent peu à peu ma vie ; la passion que tu m’inspires ne soutiendra pas toujours ma frêle existence : songe, ô Maure ! pour te parler ton langage, que le feu qui allume le flambeau est aussi le feu qui le consume. »

Blanca entre dans l’église, et laisse Aben-Hamet accablé de ces dernières paroles.

C’en est fait : l’Abencerage est vaincu ; il va renoncer aux erreurs de son culte ; assez longtemps il a combattu. La crainte de voir Blanca mourir l’emporte sur tout autre sentiment dans le cœur d’Aben-Hamet. Après tout, se disait-il, le Dieu des chrétiens est peut-être le Dieu véritable. Ce Dieu est toujours le Dieu des nobles âmes, puisqu’il est celui de Blanca, de don Carlos et de Lautrec.

Dans cette pensée, Aben-Hamet attendit avec impatience le lendemain pour faire connaître sa résolution à Blanca et changer une vie de tristesse et de larmes en une vie de joie et de bonheur. Il ne put se rendre au palais du duc de Santa-Fé que le soir. Il apprit que Blanca était allée avec son frère au Généralife, où Lautrec donnait une fête. Aben-Hamet, agité de nouveaux soupçons, vole sur les traces de Blanca. Lautrec rougit en voyant paraître l’Abencerage ; quant à Don Carlos, il reçut le Maure avec une froide politesse, mais à travers laquelle perçait l’estime.

Lautrec avait fait servir les plus beaux fruits de l’Espagne et de l’Afrique dans une des salles du Généralife appelée la salle des Chevaliers. Tout autour de cette salle étaient suspendus les portraits des princes et des chevaliers vainqueurs des Maures, Pélasge, le Cid, Gonzalve de Cordoue. L’épée du dernier roi de Grenade était attachée au-dessous de ces portraits. Aben-Hamet renferma sa douleur en lui-même, et dit seulement comme le lion, en regardant ces tableaux : « Nous ne savons pas peindre. »

Le généreux Lautrec, qui voyait les yeux de l’Abencerage se tourner malgré lui vers l’épée de Boabdil, lui dit : « Chevalier Maure, si j’avais prévu que vous m’eussiez fait l’honneur de venir à cette fête, je ne vous aurais pas reçu ici. On perd tous les jours une épée, et j’ai vu le plus vaillant des rois remettre la sienne à son heureux ennemi. »

« Ah ! s’écria le Maure en se couvrant le visage d’un pan de sa robe, on peut la perdre comme François Ier, mais comme Boabdil !… »

La nuit vint : on apporta des flambeaux ; la conversation changea de cours. On pria don Carlos de raconter la découverte du Mexique.