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don Carlos lui ceint cette même épée que l’Abencerage va peut-être lui plonger dans la poitrine : tel était l’antique honneur.

Tous deux s’élancent sur leurs coursiers, sortent des murs de Grenade, et volent à la fontaine du Pin. Les duels des Maures et des chrétiens avaient depuis longtemps rendu cette source célèbre. C’était là que Malique Alabès s’était battu contre Ponce de Léon, et que le grand maître de Calatrava avait donné la mort au valeureux Abayados. On voyait encore les débris des armes de ce chevalier maure suspendus aux branches du pin, et l’on apercevait sur l’écorce de l’arbre quelques lettres d’une inscription funèbre. Don Carlos montra de la main la tombe d’Abayados à l’Abencerage : « Imite, lui cria-t-il, ce brave infidèle, et reçois le baptême et la mort de ma main. »

« La mort peut-être, répondit Aben-Hamet, mais vivent Allah et le Prophète ! »

Ils prirent aussitôt du champ, et coururent l’un sur l’autre avec furie. Ils n’avaient que leurs épées : Aben-Hamet était moins habile dans les combats que don Carlos, mais la bonté de ses armes, trempées à Damas, et la légèreté de son cheval arabe, lui donnaient encore l’avantage sur son ennemi. Il lança son coursier comme les Maures, et avec son large étrier tranchant il coupa la jambe droite du cheval de don Carlos au-dessous du genou. Le cheval blessé s’abattit, et don Carlos, démonté par ce coup heureux, marche sur Aben-Hamet l’épée haute. Aben-Hamet saute à terre et reçoit don Carlos avec intrépidité. Il pare les premiers coups de l’Espagnol, qui brise son épée sur le fer de Damas. Trompé deux fois par la fortune, don Carlos verse des pleurs de rage et crie à son ennemi : « Frappe, Maure, frappe ! don Carlos désarmé te défie, toi et toute ta race infidèle. »

« Tu pouvais me tuer, répond l’Abencerage, mais je n’ai jamais songé à te faire la moindre blessure : j’ai voulu seulement te prouver que j’étais digne d’être ton frère, et t’empêcher de me mépriser. »

Dans cet instant on aperçoit un nuage de poussière : Lautrec et Blanca pressaient deux cavales de Fez, plus légères que les vents. Ils arrivent à la fontaine du Pin et voient le combat suspendu.

« Je suis vaincu, dit don Carlos ; ce chevalier m’a donné la vie. Lautrec, vous serez peut-être plus heureux que moi. »

« Mes blessures, dit Lautrec d’une voix noble et gracieuse me permettent de refuser le combat contre ce chevalier courtois. Je ne veux point, ajouta-t-il en rougissant, connaître le sujet de votre querelle et pénétrer un secret qui porterait peut-être la mort dans mon sein. Bientôt mon absence fera renaître la paix parmi vous, à moins que Blanca ne m’ordonne de rester à ses pieds. »