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On voyait encore çà et là de petites colonnes funèbres autour desquelles le sculpteur figura jadis un turban, mais les chrétiens avaient depuis remplacé ce turban par une croix. Aben-Hamet conduisit Blanca au pied de ces colonnes.

« Blanca, dit-il, mes ancêtres reposent ici : je jure par leurs cendres de t’aimer jusqu’au jour où l’ange du jugement m’appellera au tribunal d’Allah. Je te promets de ne jamais engager mon cœur à une autre femme et de te prendre pour épouse aussitôt que tu connaîtras la sainte lumière du prophète. Chaque année, à cette époque, je reviendrai à Grenade pour voir si tu m’as gardé ta foi et si tu veux renoncer à tes erreurs. »

« Et moi, dit Blanca en larmes, je t’attendrai tous les ans ; je te conserverai jusqu’à mon dernier soupir la foi que je t’ai jurée, et je te recevrai pour époux lorsque le Dieu des chrétiens, plus puissant que ton amante, aura touché ton cœur infidèle. »

Aben-Hamet part ; les vents l’emportent aux bords africains ; sa mère venait d’expirer. Il la pleure, il embrasse son cercueil. Les mois s’écoulent : tantôt errant parmi les ruines de Carthage, tantôt assis sur le tombeau de saint Louis, l’Abencerage exilé appelle le jour qui doit le ramener à Grenade. Ce jour se lève enfin : Aben-Hamet monte sur un vaisseau et fait tourner la proue vers Malaga. Avec quel transport, avec quelle joie mêlée de crainte il aperçut les premiers promontoires de l’Espagne ! Blanca l’attend-elle sur ces bords ? Se souvient-elle encore d’un pauvre Arabe qui ne cessa de l’adorer sous le palmier du désert ?

La fille du duc de Santa-Fé n’était point infidèle à ses serments. Elle avait prié son père de la conduire à Malaga. Du haut des montagnes qui bordaient la côte inhabitée, elle suivait des yeux les vaisseaux lointains et les voiles fugitives. Pendant la tempête, elle contemplait avec effroi la mer soulevée par les vents : elle aimait alors à se perdre dans les nuages, à s’exposer dans les passages dangereux, à se sentir baignée par les mêmes vagues, enlevée par le même tourbillon, qui menaçaient les jours d’Aben-Hamet. Quand elle voyait la mouette plaintive raser les flots avec ses grandes ailes recourbées et voler vers les rivages de l’Afrique, elle la chargeait de toutes ces paroles d’amour, de tous ces vœux insensés qui sortent d’un cœur que la passion dévore.

Un jour qu’elle errait sur les grèves, elle aperçut une longue barque dont la proue élevée, le mât penché et la voile latine annonçaient l’élégant génie des Maures. Blanca court au port, et voit bientôt entrer le vaisseau barbaresque, qui faisait écumer l’onde sous la rapi-