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l’extrémité occidentale de la vallée on découvrait les clochers de Grenade, qui s’élevaient en groupe du milieu des chênes verts et des cyprès. À l’autre extrémité, vers l’orient, l’œil rencontrait sur des pointes de rochers des couvents, des ermitages, quelques ruines de l’ancienne Illibérie, et dans le lointain les sommets de la Sierra-Nevada. Le Douro roulait au milieu du vallon et présentait le long de son cours de frais moulins, de bruyantes cascades, les arches brisées d’un aqueduc romain et les restes d’un pont du temps des Maures.

Aben-Hamet n’était plus ni assez infortuné, ni assez heureux, pour bien goûter le charme de la solitude : il parcourait avec distraction et indifférence ces bords enchantés. En marchant à l’aventure, il suivit une allée d’arbres qui circulait sur la pente du coteau de l’Albaïzyn. Une maison de campagne, environnée d’un bocage d’orangers, s’offrit bientôt à ses yeux : en approchant du bocage, il entendit les sons d’une voix et d’une guitare. Entre la voix, les traits et les regards d’une femme, il y a des rapports qui ne trompent jamais un homme que l’amour possède. « C’est ma houri ! » dit Aben-Hamet ; et il écoute, le cœur palpitant : au nom des Abencerages plusieurs fois répété, son cœur bat encore plus vite. L’inconnue chantait une romance castillane qui retraçait l’histoire des Abencerages et des Zégris. Aben-Hamet ne peut plus résister à son émotion ; il s’élance à travers une haie de myrtes et tombe au milieu d’une troupe de jeunes femmes effrayées qui fuient en poussant des cris. L’Espagnole, qui venait de chanter et qui tenait encore la guitare, s’écrie : « C’est le seigneur maure ! » Et elle rappelle ses compagnes. « Favorite des Génies, dit l’Abencerage, je te cherchais comme l’Arabe cherche une source dans l’ardeur du midi ; j’ai entendu les sons de ta guitare, tu célébrais les héros de mon pays, je t’ai devinée à la beauté de tes accents, et j’apporte à tes pieds le cœur d’Aben-Hamet. »

« Et moi, répondit dona Blanca, c’était en pensant à vous que je redisais la romance des Abencerages. Depuis que je vous ai vu, je me suis figuré que ces chevaliers maures vous ressemblaient. »

Une légère rougeur monta au front de Blanca en prononçant ces mots. Aben-Hamet se sentit prêt à tomber aux genoux de la jeune chrétienne, à lui déclarer qu’il était le dernier Abencerage ; mais un reste de prudence le retint ; il craignit que son nom, trop fameux à Grenade, ne donnât des inquiétudes au gouverneur. La guerre des Morisques était à peine terminée, et la présence d’un Abencerage dans ce moment pouvait inspirer aux Espagnols de justes craintes. Ce n’est pas qu’Aben-Hamet s’effrayât d’aucun péril, mais il frémissait à la pensée d’être obligé de s’éloigner pour jamais de la fille de don Rodrigue.