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« La vente du peu de bien qui me restait, et que je cédai à mon frère, les longs préparatifs d’un convoi, les vents contraires, me retinrent longtemps dans le port. J’allais chaque matin m’informer des nouvelles d’Amélie, et je revenais toujours avec de nouveaux motifs d’admiration et de larmes.

« J’errais sans cesse autour du monastère, bâti au bord de la mer. J’apercevais souvent, à une petite fenêtre grillée qui donnait sur une plage déserte, une religieuse assise dans une attitude pensive ; elle rêvait à l’aspect de l’Océan où apparaissait quelque vaisseau cinglant aux extrémités de la terre. Plusieurs fois, à la clarté de la lune, j’ai revu la même religieuse aux barreaux de la même fenêtre : elle contemplait la mer, éclairée par l’astre de la nuit, et semblait prêter l’oreille au bruit des vagues qui se brisaient tristement sur des grèves solitaires.

« Je crois encore entendre la cloche qui, pendant la nuit, appelait les religieuses aux veilles et aux prières. Tandis qu’elle tintait avec lenteur et que les vierges s’avançaient en silence à l’autel du Tout-Puissant, je courais au monastère : là, seul au pied des murs, j’écoutais dans une sainte extase les derniers sons des cantiques, qui se mêlaient sous les voûtes du temple au faible bruissement des flots.

« Je ne sais comment toutes ces choses, qui auraient dû nourrir mes peines, en émoussaient au contraire l’aiguillon. Mes larmes avaient moins d’amertume, lorsque je les répandais sur les rochers et parmi les vents. Mon chagrin même, par sa nature extraordinaire, portait avec lui quelque remède : on jouit de ce qui n’est pas commun, même quand cette chose est un malheur. J’en conçus presque l’espérance que ma sœur deviendrait à son tour moins misérable.

« Une lettre que je reçus d’elle avant mon départ sembla me confirmer dans ces idées. Amélie se plaignait tendrement de ma douleur et m’assurait que le temps diminuait la sienne. « Je ne désespère pas de mon bonheur, me disait-elle. L’excès même du sacrifice, à présent que le sacrifice est consommé, sert à me rendre quelque paix. La simplicité de mes compagnes, la pureté de leurs vœux, la régularité de leur vie, tout répand du baume sur mes jours. Quand j’entends gronder les orages et que l’oiseau de mer vient battre des ailes à ma fenêtre, moi, pauvre colombe du ciel, je songe au bonheur que j’ai eu de trouver un abri contre la tempête. C’est ici la sainte montagne, le sommet élevé d’où l’on entend les derniers bruits de la terre et les premiers concerts du ciel ; c’est ici que la religion trompe doucement une âme sensible : aux plus violentes amours elle substitue une sorte de chasteté brûlante où l’amante