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« On peut trouver des forces dans son âme contre un malheur personnel, mais devenir la cause involontaire du malheur d’un autre, cela est tout à fait insupportable. Éclairé sur les maux de ma sœur, je me figurais ce qu’elle avait dû souffrir. Alors s’expliquèrent pour moi plusieurs choses que je n’avais pu comprendre : ce mélange de joie et de tristesse qu’Amélie avait fait paraître au moment de mon départ pour mes voyages, le soin qu’elle prit de m’éviter à mon retour, et cependant cette faiblesse qui l’empêcha si longtemps d’entrer dans un monastère : sans doute la fille malheureuse s’était flattée de guérir ! Ses projets de retraite, la dispense du noviciat, la disposition de ses biens en ma faveur, avaient apparemment produit cette correspondance secrète qui servit à me tromper.

« Ô mes amis ! je sus donc ce que c’était que de verser des larmes pour un mal qui n’était point imaginaire ! Mes passions, si longtemps indéterminées, se précipitèrent sur cette première proie avec fureur. Je trouvai même une sorte de satisfaction inattendue dans la plénitude de mon chagrin, et je m’aperçus, avec un secret mouvement de joie, que la douleur n’est pas une affection qu’on épuise comme le plaisir.

« J’avais voulu quitter la terre avant l’ordre du Tout-Puissant ; c’était un grand crime : Dieu m’avait envoyé Amélie à la fois pour me sauver et pour me punir. Ainsi, toute pensée coupable, toute action criminelle entraîne après elle des désordres et des malheurs. Amélie me priait de vivre, et je lui devais bien de ne pas aggraver ses maux. D’ailleurs (chose étrange !) je n’avais plus envie de mourir depuis que j’étais réellement malheureux. Mon chagrin était devenu une occupation qui remplissait tous mes moments : tant mon cœur est naturellement pétri d’ennui et de misère !

« Je pris donc subitement une autre résolution ; je me déterminai à quitter l’Europe et à passer en Amérique.

« On équipait dans ce moment même, au port de B…., une flotte pour la Louisiane ; je m’arrangeai avec un des capitaines de vaisseau ; je fis savoir mon projet à Amélie, et je m’occupai de mon départ.

« Ma sœur avait touché aux portes de la mort ; mais Dieu, qui lui destinait la première palme des vierges, ne voulut pas la rappeler si vite à lui ; son épreuve ici-bas fut prolongée. Descendue une seconde fois dans la pénible carrière de la vie, l’héroïne, courbée sous la croix, s’avança courageusement à l’encontre des douleurs, ne voyant plus que le triomphe dans le combat, et dans l’excès des souffrances l’excès de la gloire.