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historique. Ce n’étoit pas tout de connoître la borne rapprochée de ma vie, j’avois de plus à supporter la détresse de l’émigration. Je travaillois le jour à des traductions, mais ce travail ne suffisoit pas à mon existence ; et l’on peut voir dans la première préface d’Atala à quel point j’ai souffert, même sous ce rapport. Ces sacrifices, au reste, portoient en eux leur récompense : j’accomplissois les devoirs de la fidélité envers mes princes, d’autant plus heureux dans l’accomplissement de ces devoirs, que je ne me faisois aucune illusion, comme on le remarquera dans l’Essai, sur les fautes du parti auquel je m’étois dévoué.

Ces détails étoient nécessaires pour expliquer un passage de la Notice placée à la tête de l’Essai et cet autre passage de l’Essai même : « Attaqué d’une maladie qui me laisse peu d’espoir, je vois les objets d’un œil tranquille. L’air calme de la tombe se fait sentir au voyageur qui n’en est plus qu’à quelques journées. » J’étois encore obligé de raconter ces faits personnels pour qu’ils servissent d’excuse au ton de misanthropie répandu dans L’Essai : l’amertume de certaines réflexions n’étonnera plus. Un écrivain qui croyoit toucher au terme de la vie, et qui, dans le dénûment de son exil, n’avoit pour table que la pierre de son tombeau, ne pouvoit guère promener des regards riants sur le monde. Il faut lui pardonner de s’être abandonné quelquefois aux préjugés du malheur, car ce malheur a ses injustices, comme le bonheur a ses duretés et ses ingratitudes. En se plaçant donc dans la position où j’étois lorsque je composai l’Essai, un lecteur impartial me passera bien des choses.

Cet ouvrage, si peu répandu en France, ne fut pas cependant tout à fait ignoré en Angleterre et en Allemagne ; il fut même question de le traduire dans ces deux pays, ainsi qu’on l’apprend par la Notice. Ces traductions commencées n’ont point paru. Le libraire de Boffe, éditeur de l’Essai, en Angleterre, avoit aussi résolu d’en donner une édition en France : les circonstances du temps firent avorter ce projet. Quelques exemplaires de l’édition de Londres parvinrent à Paris. Je les avois adressés à MM. de La Harpe, Ginguené et de Sales, que j’avois connus avant mon émigration. Voici ce que m’écrivoit à ce sujet un neveu du poëte Lemierre :

« Paris, ce 15 juillet 1797.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . « D’après vos instructions , j’ai fait remettre par M. Say, directeur de La Décade philosophique et littéraire, à M. Ginguené, propriétaire lui-même de ce journal, la lettre et l’exemplaire qui lui étoient destinés. . . . . . . . . . . J’ai été moi-même chez M. de La Harpe : il m’a parfaitement reçu, a été vivement affecté à