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dénaturant ; les autres s’arrangeroient de ma personne si je consentois à la séparer de mes principes. Les plus grandes affaires ont passé par mes mains. J’ai connu presque tous les rois, presque tous les hommes, ministres ou autres, qui ont joué un rôle de mon temps. Présenté à Louis XVI, j’ai vu Washington au début de ma carrière, et je suis retombé à la fin sur ce que je vois aujourd’hui. Plusieurs fois Buonaparte me menaça de sa colère et de sa puissance, et cependant il étoit entraîné par un secret penchant vers moi, comme je ressentois une involontaire admiration de ce qu’il y avoit de grand en lui. J’aurois tout été dans son gouvernement si je l’avois voulu ; mais il m’a toujours manqué pour réussir une passion et un vice : l’ambition et l’hypocrisie.

De pareilles vicissitudes, qui me travaillèrent presque au sortir d’une enfance malheureuse, répandront peut-être quelque intérêt dans mes Mémoires. Les ouvrages que je publie seront comme les preuves et les pièces justificatives de ces Mémoires. On y pourra lire d’avance ce que j’ai été, car ils embrassent ma vie entière. Les lecteurs qui aiment ce genre d’études rapprocheront les productions de ma jeunesse de celles de l’âge où je suis parvenu : il y a toujours quelque chose à gagner à ces analyses de l’esprit humain.

Je crois ne me faire aucune illusion et me juger avec impartialité. Il m’a paru en relisant mes ouvrages, pour les corriger, que deux sentiments y dominoient : l’amour d’une religion charitable et un attachement sincère aux libertés publiques. Dans l’Essai historique même, au milieu d’innombrables erreurs, on distingue ces deux sentiments. Si cette remarque est juste, si j’ai lutté, partout et en tout temps, en faveur de l’indépendance des hommes et des principes religieux, qu’ai-je à craindre de la postérité ? Elle pourra m’oublier, mais elle ne maudira pas ma mémoire.

Mes ouvrages, qui sont une histoire fidèle des trente prodigieuses années qui viennent de s’écouler, offrent encore auprès du passé des vues assez claires de l’avenir. J’ai beaucoup prédit, et il restera après moi des preuves irrécusables de ce que j’ai inutilement annoncé. Je n’ai point été aveugle sur les destinées futures de l’Europe ; je n’ai cessé de répéter à de vieux gouvernements, qui furent bons dans leur temps et qui eurent leur renommée, que force étoit pour eux de s’arrêter dans des monarchies constitutionnelles, ou d’aller se perdre dans la république. Le despotisme militaire, qu’ils pourroient secrètement désirer, n’auroit pas même aujourd’hui une existence de quelque durée.