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LIVRE I, CHAPITRE XLI.


veux-tu, dict le bon compagnon, ne l’aymer plus, espouse-la. Nous estimons plus le cheval, la maison, le valet d’autruy, pource qu’il est à autruy et non à nous [1]. C’est chose bien estrange d’estimer plus les choses en l’imagination qu’en la realité, comme on faict toutes choses absentes et estrangeres, soit avant les avoir, ou après les avoir euës. La cause de ce en tous les deux cas se peust dire qu’avant les avoir l’on les estime non selon ce qu’elles valent, mais selon ce que l’on s’est imaginé qu’elles sont, ou qu’elles ont esté vantées par autruy : et les possedant l’on ne les estime que selon le bien et le profict que l’on en tire ; et après qu’elles nous sont ostées l’on les considere et regrette toutes entieres et en blot, ou auparavant l’on n’en jouyssoit et usoit-on que par le menu, et par pieces successivement : car l’on pense qu’il y aura tousjours du temps assez pour en jouir : et à peine s’apperçoit-on de les avoir et tenir. Voylà pourquoy le dueil est plus gros et le regret de ne les avoir, que le plaisir de les tenir : mais en cecy il y a bien autant de foiblesse que de misere. Nous n’avons la suffisance de jouir, mais seulement de desirer. Il y a un autre vice tout contraire, qui est de s’arrester et agreer tellement à soy-mesme et à ce qu’on tient, que de le

  1. Pline l'ancien dit : tanta mortalibus rerum suarum satietas est, et alienarum aviditas. Hist. Nat. L. XII, C. 17.