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LIVRE I, CHAPITRE XLI.

Ce n’est pas assez que l’homme soit de faict et par nature miserable, et qu’outre les vrays et substantiels maux, il s’en feigne et s’en forge de faux et imaginez, comme dict est ; il faut encore qu’il les estende, allonge et fasse durer et vivre, tant les vrays que les faux, plus qu’ils ne peuvent, tant il est amoureux de misere : ce qu’il faict en diverses façons. Premierement par memoire du passé, et anticipation de l’advenir, nous ne pouvons faillir d’estre miserables, puisque nos principaux biens, dont nous nous glorifions, sont instrumens de miseres, memoire et providence : futuro torqueinur et praeterito, multa bona nostra nobis nocent ; timoris tormentum memeoria reducit, providentia anticipat, nemo praesentibus tantum miser est [1] . Est-ce pas grande envie d’estre miserable, que de n’attendre pas le mal qu’il vienne, mais l’aller rechercher, le provoquer à venir, comme ceux qui se tuent de la peur qu’ils ont de mourir, c’est-à-dire preoccuper par curiosité ou foiblesse et vaine apprehension les maux et inconveniens, et les attendre avec tant de peine et d’allarme, ceux mesmes qui par adventure ne nous doivent point toucher ? Ces gens icy veulent estre miserables avant le temps, et double-

  1. « Nous sommes tourmentés par l'avenir et par le passé. Il est même plusieurs avantages que nous possédons, qui nous sont nuisibles : la mémoire nous ramène le tourment de la crainte ; la prévoyance l'anticipe ; ce n'est pas seulement par des maux présens que l'on est malheureux ». Sen. epist. 5, in fine.