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DE LA SAGESSE,


du mal pour nous en affliger. Combien en voyons-nous tous les jours, qui, de crainte de devenir miserables, le sont devenus tout à faict, et ont tourné leurs vaines peurs en certaines miseres ! Combien qui ont perdu leurs amis pour s’en defier ! Combien de malades de peur de l’estre ! Tel a tellement apprehendé que sa femme luy faulsoit la foy, qu’il en est seiché de langueur ; tel a tellement apprehendé la pouvreté, qu’il en est tombé malade ; bref, il y en a qui meurent de la peur qu’ils ont de mourir ; et ainsi peust-on dire de tout ce que nous craignons, ou de la pluspart : la crainte ne sert qu’à nous faire trouver ce que nous fuyons. Certes la crainte est de tous maux le plus grand et le plus fascheux : car les autres maux ne sont maux que tant qu’ils sont, et la peine n’en dure que tant que dure la cause ; mais la crainte est de ce qui est, et de ce qui n’est point, et de ce qui, par adventure, ne sera jamais, voire quelques fois de ce qui ne peust du tout estre. Voilà donc une passion ingenieusement malicieuse et tyrannique, qui tire d’un mal imaginaire des vrayes et bien poignantes douleurs, et puis fort ambitieuse de courir au devant des maux, et les devancer par pensée et opinion.

La crainte non seulement nous remplit de maux, et souvent à faulses enseignes, mais encore elle gaste tout le bien que nous avons, et tout le plaisir de la vie, ennemie de nostre repos : il n’y peust avoir plaisir de jouyr du bien que l’on craint de perdre ; la vie