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LIVRE I, CHAPITRE XIX.


ment. Voylà l’ordre de son estre heureux ; mais le malheur est que ceste puissance qui est au dessoubs de l’entendement, et au dessus des sens, à laquelle appartient le premier jugement des choses, se laisse la pluspart du temps corrompre ou tromper, dont elle juge mal et temerairement, puis elle manie et remuë nos affections mal à propos, et nous remplit de trouble et d’inquietude. Ce qui trouble et corrompt ceste puissance, ce sont premierement les sens, lesquels ne comprennent pas la vraye et interne nature des choses, mais seulement la face et forme externe, rapportant à l’ame l’image des choses, avec quelque recommandation favorable, et quasi un prejugé de leurs qualités, selon qu’ils les trouvent plaisans et agreables à leur particulier, et non utiles et necessaires au bien universel de l’homme : puis s’y mesle le jugement souvent fauls et indiscret du vulgaire. De ces deux fauls advis et rapports des sens et du vulgaire, se forme en l’ame une inconsiderée opinion que nous prenons des choses, qu’elles sont bonnes ou mauvaises, utiles ou dommageables, à suyvre ou fuyr ; qui est certainement une très dangereuse guide [1], et temeraire maistresse : car aussi tost qu’elle est conceuë, sans plus rien deferer au discours et à l’entendement, elle s’empare de nostre imagination, et comme dedans une citadelle, y tient fort contre la

  1. Un très dangereux guide.