Page:Charrière - Caliste ou lettres écrites de Lausanne, 1845.djvu/96

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

fois-ci vous pourrez me remercier. Je m’impose une assez pénible tâche.

Depuis le moment de jalousie que je vous ai raconté, soit qu’elle eût de l’humeur quelquefois, et qu’elle eût conservé des soupçons, soit qu’ayant vu plus clair dans son cœur elle se fût condamnée à plus de réserve, Cécile ne voulait plus jouer aux dames en compagnie. Elle travaillait ou me regardait jouer. Mais chez moi, une fois ou deux, on y avait joué, et le jeune homme s’était mis à lui apprendre la marche des échecs l’autre soir, après souper, pendant que son parent et le mien, j’entends l’officier de ***, jouaient ensemble au piquet. Assise entre les deux tables, je travaillais et regardais jouer, tantôt les deux hommes, tantôt ces deux enfants, qui ce soir-là avaient l’air d’enfants beaucoup plus qu’à l’ordinaire ; car, ma fille se méprenant sans cesse sur le nom et la marche des échecs, cela donnait lieu à des plaisanteries aussi gaies que peu spirituelles. Une fois le petit lord s’impatienta de son inattention, et Cécile se fâcha de son impatience. Je tournai la tête. Je vis qu’ils boudaient l’un et l’autre. Je haussai les épaules. Un instant après, ne les entendant pas parler, je les regarde. La main de Cécile était immobile sur l’échiquier ; sa tête était penchée en avant et baissée. Le jeune homme, aussi baissé vers elle, semblait la dévorer des yeux. C’était l’oubli de tout, l’extase, l’abandon. — Cécile, lui dis-je doucement, car je ne voulais pourtant pas l’effrayer, Cécile, à quoi pensez-vous ? — A rien, dit-elle en cachant son visage avec ses mains, et reculant brusquement sa chaise. Je crois que ces misérables échecs me fatiguent. Depuis quelques moments, milord, je les distingue encore moins qu’auparavant, et vous auriez toujours plus de sujets de vous plaindre de votre écolière ; ainsi quittons-les. Elle se leva en effet, sortit, et ne rentra que quand je fus seule. Elle se mit à genoux, appuya sa tête sur moi, et, prenant mes