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DE LAUSANNE.

mie à laquelle le mariage les obligerait ; et, s’ils ont quelque disposition, les uns à avoir des maîtresses, les autres à avoir des amants, rien n’est si naturel ni si raisonnable que cette appréhension d’une situation étroite et gênée. J’ai trouvé longtemps fort injuste qu’on jugeât plus sévèrement les mœurs d’une femme de marchand ou d’avocat que celles de la femme d’un fermier général ou d’un duc. J’avais tort. Celle-là se corrompt davantage, et fait bien plus de mal que celle-ci à son mari : elle le rend plus ridicule, parce qu’elle lui rend sa maison désagréable, et qu’à moins de le tromper bien complètement, elle l’en bannit. Or, s’il s’en laisse bannir, il passe pour un benêt ; s’il se laisse tromper, pour un sot : de manière ou d’autre il perd toute considération, et ne fait rien avec succès de ce qui en demande. Le public le plaint, et trouve sa femme odieuse parce qu’elle le rend à plaindre. Chez des gens riches, chez des grands, dans une maison vaste, personne n’est à plaindre. Le mari a des maîtresses s’il en veut avoir, et c’est presque toujours par lui que le désordre commence. On lui rend trop de respects pour qu’il paraisse ridicule. La femme ne paraît point odieuse, et ne l’est point. Joignez à cela qu’elle traite bien ses domestiques, qu’elle peut faire élever ses enfants, qu’elle est charitable, qu’on danse et mange chez elle. Qui est-ce qui se plaint, et combien de gens n’ont pas à se louer ? En vérité, pour ce monde l’argent est bon à tout. Il achète jusqu’à la facilité de conserver des vertus dans le désordre, d’être vicieux avec le moins d’inconvénients possible. Un temps vient, je l’avoue, où il n’achète plus rien de ce que l’on désire, et où des hommes et des femmes, gâtés longtemps par son enivrante possession, trouvent affreux qu’il ne puisse leur procurer un instant de santé ou de vie, ni la beauté, ni la jeunesse, ni le plaisir, ni la vigueur ; mais combien de gens cessent de vivre avant que son insuffisance se fasse si cruellement