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DE LAUSANNE.

stances, et trouvez-vous heureuse qu’il y ait pour vous des circonstances qui gouvernent, des parents qui exigent, un père qui marie sa fille, une fille peu sensible et peu réfléchissante qui se laisse marier. Que ne suis-je à votre place ! Combien, en voyant votre sort, ne suis-je pas tentée de blâmer le zèle religieux de mon grand-père ! Si, comme son frère, il avait consenti à aller à la messe, je ne sais s’il s’en trouverait aussi bien dans l’autre monde ; mais moi, il me semble que je m’en trouverais mieux dans celui-ci. Ma romanesque cousine se plaint ; il me semble qu’à sa place je ne me plaindrais pas. Aujourd’hui je me plains ; je me trouve quelquefois très à plaindre. Ma pauvre Cécile, que deviendra-t-elle ? Elle a dix-sept ans depuis le printemps dernier. Il a bien fallu la mener dans le monde pour lui montrer le monde, la faire voir aux jeunes hommes qui pourraient penser à elle… Penser à elle ! quelle ridicule expression dans cette occasion-ci ! Qui penserait à une fille dont la mère est encore jeune, et qui pourra avoir après la mort de cette mère vingt-six mille francs de ce pays ! cela fait environ trente-huit mille livres de France. Nous avons de rente, ma fille et moi, quinze cents francs de France. Vous voyez bien que, si on l’épouse, ce ne sera pas pour avoir pensé, mais pour l’avoir vue. Il faut donc la montrer ; il faut aussi la divertir, la laisser danser. Il ne faut pourtant pas la trop montrer, de peur que les yeux ne se lassent ; ni la trop divertir, de peur qu’elle ne puisse plus s’en passer, de peur aussi que ses tuteurs ne me grondent, de peur que les mères des autres ne disent : C’est bien mal entendu ! Elle est si peu riche ! Que de temps perdu à s’habiller, sans compter le temps où l’on est dans le monde ; et puis cette parure, toute modeste qu’elle est, ne laisse pas de coûter : les gazes, les rubans, etc. ; car rien n’est si exact, si long, si détaillé que la critique des femmes. Il ne faut pas non plus la laisser trop danser ; la danse l’échauffe et ne lui sied pas bien : ses cheveux, médiocrement bien