Page:Charrière - Caliste ou lettres écrites de Lausanne, 1845.djvu/320

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
314
benjamin constant

part à elle, quelques commissions pour ses ouvrages ; elle le chargeait de lui trouver à Paris un libraire. Il y réussissait de temps en temps, il lui arrivait d’autres fois de garder ou de perdre les manuscrits.

La dernière lettre de lui à elle que nous ayons sous les yeux est du 26 mars 1796, à la veille de son départ pour la France ; elle se termine par ces mots et comme par ce cri : « Adieu, vous qui avez embelli huit ans de ma vie, vous que je ne puis, malgré une triste expérience, imaginer contrainte et dissimulante, vous que je sais apprécier mieux que personne ne vous appréciera jamais. Adieu, adieu ! »

Nous n’avons pas besoin d’excuses, ce semble, pour avoir si longuement entretenu le lecteur d’une relation si singulière et si intime, pour avoir profité de la bonne fortune qui nous venait, et des lumières inattendues que cette correspondance projette en arrière sur les origines d’une existence célèbre. Benjamin Constant n’est plus à connaître désormais ; il sort de là tout entier, confessant le secret de sa nature même : Habemus confitentem reum. On se demande, on s’est demandé sans doute plus d’une fois comment, avec des talents si éminents, une si noble attitude de tribun, d’écrivain spiritualiste et religieux, de vengeur des droits civils et politiques de l’humanité, avec une plume si fine et une parole si éloquente, il manqua toujours à Benjamin Constant dans l’opinion une certaine considération établie, une certaine valeur et consistance morale, pourquoi il ne fut jamais pris au sérieux autant que des hommes bien moindres par l’esprit et par les services rendus : on peut répondre aujourd’hui en parfaite certitude ; c’est que tout cet édifice public si brillant, si orné, était au fond destitué de principes, de fondements ; c’est que le tout était bâti sur l’amas de poussière et de cendre que nous avons vu. Il passa sa vie à faire de la politique libérale sans estimer les hommes, à professer la