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tout ceci est indigne de vous et de moi : médire un peu, bâiller beaucoup, se faire par-ci par-là des ennemis, s’attacher par-ci par-là quelques jeunes filles, se voir faner dans l’indolence et l’obscurité, voir jour après jour et semaine après semaine passer, Kammerjunker[1], et quoi encore ? Kammerjunker, quelle occupation ! Enfin vous êtes au fait. Virginibus puerisque canto.


Qu’il lui répète, après cela, qu’il l’aime, elle sait ce que ce mot veut dire ; c’est pour d’autres qu’il chante désormais. Les confidences qui suivent ne lui laisseraient guère d’illusion, si elle était femme à en garder[2]. Benjamin Constant voit beaucoup dès lors une jeune personne (Wilhelmina ou Minna) attachée à la duchesse régnante, et songe sérieusement à l’épouser ; il mêle d’une façon étrange ces espérances nouvelles aux souvenirs de fidélité qu’il prétend garder, et il fait du tout un hommage très bigarré à madame de Charrière. Ainsi, après de longs détails sur sa santé, de plus en plus chétive et nerveuse : « Mon humeur, écrit-il, comme cela est tout simple, se ressent beaucoup de ces variations. Je suis quelquefois mélancolique à devenir fol, d’autres fois mieux, jamais gai ni même sans tristesse pendant une demi-heure. Si vous voyez comme Minna me console, me supporte, me plaint, me calme, vous l’aimeriez. Vous l’aimez déjà, n’est-ce pas ? Il y aura bientôt un an que j’arrivai à pied à huit heures du soir à Colombier, le 3 octobre 1787. J’avais de jolis moments qui m’attendaient sans que je le susse… » On se demande si c’est sans ironie qu’il poursuit de la sorte, si un nuage de germanisme, comme il arrive trop souvent en ces liaisons mixtes d’au-delà du Rhin, lui dérobe à lui-même

  1. Chambellan.
  2. Elle en gardait très peu, il est le premier à l’attester : « Je veux faire rougir une personne que j’aime de sa disposition à prendre ma plus simple, ma plus naïve pensée pour un mensonge prémédité… » Une pensée naïve ! elle ne pouvait admettre en lui cela.