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mal chanté ; j’ai été à la première assemblée ; j’y ai dansé avec tout le monde, entre autres deux comtes alsaciens et deux jeunes apprentis de comptoir ; qu’y a-t-il dans tout cela d’extraordinaire ou dont je pusse te faire une histoire détaillée ! D’autres fois il me semble qu’il m’est arrivé mille choses ; que, si tu avais la patience de m’écouter, j’aurais une immense histoire à te faire. Il me semble que je suis changée, que le monde est changé, que j’ai d’autres espérances et d’autres craintes, qui, excepté toi et mon père, me rendent indifférente sur tout ce qui m’a intéressée jusqu’ici, et qui, en revanche, m’ont rendu intéressantes des choses que je ne regardais point ou que je faisais machinalement. J’entrevois des gens qui me protègent, d’autres qui me nuisent : c’est un chaos, en un mot, que ma tête et mon cœur. Permets, ma chère Eugénie, que je n’en dise pas davantage jusqu’à ce qu’il se soit un peu débrouillé et que je sois rentrée dans mon état ordinaire, supposé que j’y puisse rentrer.


En extrayant ces simples paroles, je ne puis m’empêcher de remarquer que je les emprunte précisément à l’exemplaire des Lettres Neiichâteloises qui a appartenu à madame de Montolieu, et je songe au contraste de ce ton parfaitement uni et réel avec le genre romanesque, d’ailleurs fort touchant, de Caroline de Lichtfield. Madame de Charrière n’a rien non plus de Jean-Jacques ; tout est nature en son roman, comme en quelque antique nouvelle d’Italie.

Mademoiselle de La Prise a la franchise de cœur ; comme l’abbesse de Castro, comme Juhette, elle ose aimer et se le dire ; elle sait regarder en face l’éclair, dès qu’il a brillé :


« Quoi qu’il puisse m’arriver d’ailleurs, il me semble que, si on m’aime beaucoup et que j’aime beaucoup, je