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y concevait donc son livre suï les religions, il donnait son avis sur les écrits de madame de Charrière et en épiloguait le style. Souvent, quoique porte à porte, dit M. Gaullieur, ils s’adressaient des messages dans lesquels ils échangeaient leurs observations de chaque heure, et continuaient sans trêve leurs conversations à peine interrompues. Bien des incidents de société y fournissaient matière. On faisait des vers satiriques sur l’ours de Berne, on se prêtait les Contemporaines de Rétif. Le Rétif était alors très en vogue à l’étranger. Le Journal littéraire de Neuchâtel en raffolait ; l’honnête Lavater en était dupe. Ces Contemporaines m’ont tout l’air d’avoir eu le succès des Mystères de Paris. Benjamin Constant, qui en empruntait des volumes à M. de Charrière pour se former l’esprit et le cœur, en parlait avec dégoût, s’en moquait à son ordinaire, et ne les lisait pas moins avidement. On aura le ton par les deux billets suivants :

« Je n’ai pu hier que recevoir et non renvoyer les C. (Contemporaines). Je ne suis pas un Hercule, et il me faut du temps pour les expédier. En voici cinq que je vous remets aujourd’hui, en me recommandant à M. de Charrière pour la suite. C’est drôle après avoir dit tant de mal de Rétif. Mais il a un but, et il y va assez simplement ; c’est ce qui m’y attache. Il met trop d’importance aux petites choses. On croirait, quand il vous parle du bonheur conjugal et de la dignité d’un mari, que ce sont des choses on ne peut pas plus sérieuses, et qui doivent nous occuper éternellement. Pauvres petits insectes ! qu’est-ce que le bonheur ou la dignité[1]. Plus je vis et plus je vois que tout n’est rien. Il faut savoir souffrir et rire, ne serait-ce que du bout des lèvres. Ce n’est pas du bout des

  1. Qu’est-ce que le bonheur ou la dignité ? Fatale parole ! celui qui la dite à vingt ans ne s’en guérira jamais.