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Enfin m’y voici, je comptais vous écrire sur ma réception, mes amis, mes parents, mais on me donne une commission pour vous, madame, et je n’ai qu’un demi-quart d’heure à moi. Mon oncle, sachant que M. de Saïgas[1] doit venir enfin chercher sa femme[2], vou-

    quelques jours : cependant je ne m’aperçois pas de son empire : si son aurore est si faible, que sera-t-elle à vingt-cinq ans ? Savez-vous, ma chère grand’mère, que je vais dans le grand monde deux fois par semaine ? j’ai un bel habit, une épée, mon chapeau sous le bras, une main sur la poitrine, l’autre sur la hanche ; je me tiens bien droit, et je fais le grand garçon tant que je puis. Je vois, j’écoute, et jusqu’à ce moment je n’envie pas les plaisirs du grand monde. Ils ont tous l’air de ne pas.s’aimer beaucoup. Cependant le jeu et l’or que je vois rouler me causent quelque émotion. Je voudrais en gagner pour mille besoins que l’on traite de fantaisies. À propos d’or, j’ai bien ménagé les deux louis que vous m’avez envoyés l’année dernière, ils ont duré jusqu’à la foire passée ; à présent, il ne me manque qu’un froc et de la barbe pour être du troupeau de saint François ; je ne trouve pas qu’il y ait grand mal : j’ai moins de besoins depuis que je n’ai plus d’argent. J’attends le jour des Rois avec impatience. On commencera à danser chez le prince ministre tous les vendredis. Malgré tous les plaisirs que je me propose, je préférerais de passer quelques moments avec vous, ma chère grand’mère : ce plaisir-là va au cœur, il me rend heureux, il m’est utile. Les autres ne passent pas les yeux ni les oreilles, et ils laissent un vide que je n’éprouve pas lorsque j’ai été avec vous. Je ne sais pas quand je jouirai de ce bonheur : mes occupations vont si bien, qu’on craint de les interrompre. M. Duplessis vous assure de ses respects ; il aura l’honneur de vous écrire. Adieu, ma chère, bonne et excellentissime grand’mère ; vous êtes l’objet continuel de mes prières. Je n’ai d’autre bénédiction à demandera Dieu que votre conservation. Aimez-moi toujours, et faites-m’en donner l’assurance. » — On se demande involontairement, après avoir lu une telle lettre, s’il est bien possible qu’elle soit d’un enfant de douze ans. Quoi qu’on puisse dire, elle ne fait, pour le ton et pour le tour d’esprit, que devancer les nôtres, qui semblent venir exprès pour la confirmer.

  1. Le baron de Saïgas, gentilhomme protestant de la maison de Pelet, dont les ancêtres avaient quitté la France à la révocation de l’édit de Nantes ; il avait passé des années à la cour d’Angleterre en qualité de gouverneur d’un des jeunes princes de la maison de Hanovre. Retiré à Rolle dans le pays de Vaud, il y vivait étroitement lié avec M. de Charrière.
  2. La femme de M. de Constant, la généralede Constant, comme on disait.