Page:Charrière - Caliste ou lettres écrites de Lausanne, 1845.djvu/215

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

rencontre tout à coup avec Caliste, seule aussi, dans une loge de théâtre.


« Qu’on juge de notre étonnement, de notre émotion, de notre joie ! cor tout autre sentiment céda dans l’instant même à la joie de nous revoir… « (Voir précédemment, page 181.)


»… Caliste lui raconte ensuite que ses efforts pour trouver la paix dans le bonheur de son mari ont été suivis, au bout de quatre mois, d’une catastrophe cruelle. Elle n’a pu surmonter ni cacher l’impression terrible du mariage de l’homme qu’elle aimait. Son mari, justement blessé, ne le lui a point pardonné, et l’a laissée, avec un dédaigneux respect, se retirer momentanément à Londres, chez ce parent d’adoption auquel elle avait été léguée… (Relire la page dans le Roman.)

»… Aussi incapable de se détacher de Caliste que de se donner à elle, lord***, après cette entrevue, prend un de ces partis intermédiaires qui sont dans son caractère. Il part pour le continent. Pendant ce voyage, Caliste meurt réconciliée avec son mari, mais toujours la même. Elle a marché résignée vers une mort qui n’est pour elle que le repos. Son cœur brisé reste infatigable seulement pour se relever, en faisant du bien et malgré tout le monde, d’une flétrissure dont on est d’autant plus tenté d’accuser l’injustice que Caliste ne s’en plaint pas.

» Dans une personne dont la nature n’a point fait une charmante scélérate comme Manon, cette rigueur contre elle-même est un trait de bon goût et de haute distinction. Une délicatesse si droite ôte au personnage la couleur un peu vulgaire qu’il aurait prise en se classant, de sa propre autorité, dans les êtres opprimés par l’aveuglement de la société, parmi les coupables innocents, les grandes âmes méconnues. Caliste, en prenant parti pour le monde contre ses droits individuels au bonheur et à l’estime, rend en quelque sorte innocent, en même temps que plus vif, l’intérêt qu’on lui porte. Cet intérêt s’attache à elle uniquement, et il n’en retourne rien de mal à propos indulgent vers son ancienne condition. Dans les efforts même qu’elle tente pour amener le père de son amant à permettre leur mariage, il y a toute la dignité d’un cœur capable de comprendre l’innocence et la bonne renommée dans ce qu’elles ont de plus sévèrement nécessaire à la vie des femmes. Son amour seul, qui se connaît aussi pour ce qu’il vaut, lui paraît avoir droit d’obtenir grâce : jamais une autre, elle en est sûre, ne saura tirer toutes choses d’un sentiment si infini. Elle a dit vrai ; un tel amour est une puissance à laquelle on n’a pas impunément touché : toute autre félicité en est d’avance dévorée. Lord *** a beau s’éloigner de Caliste, la sacrifier, elle est maîtresse de tout ce qui reste sensible en lui ; elle le sera toujours, même du fond de sa tombe.

» Il y a dans cette énergique et discrète peinture, dont nous avons cité les moments les plus vifs, une remarquable puissance.