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VINGT-TROISIÈME LETTRE


Quel intérêt pouvez-vous prendre, madame, au sort de l’homme du monde le plus malheureux en effet, mais le plus digne de son malheur ? Je me revois sans cesse dans le passé, sans pouvoir me comprendre. Je ne sais si tous les malheureux déchus par degrés de la place où le sort les avait mis, sont comme moi ; en ce cas-là, je les plains bien. Jamais l’échafaud sur lequel périt Charles Ier ne m’a donné autant de pitié pour lui que la comparaison que j’ai faite aujourd’hui entre lui et moi. Il me semble que je n’ai rien fait de ce qu’il aurait été naturel de faire. J’aurais dû l’épouser sans demander un consentement dont je n’avais pas besoin ; j’aurais dû l’empêcher de promettre qu’elle ne m’épouserait pas sans ce consentement. Si mille efforts n’avaient pu fléchir mon père, j’aurais dû en faire ma maîtresse, et pour elle et moi ma femme quand tout son cœur le demandait malgré elle, et que je le voyais malgré ses paroles. J’aurais dû l’entendre, lorsqu’ayant écarté tout le monde, elle voulut m’empêcher de la quitter. Revenu chez elle, j’aurais dû briser sa porte ; le lendemain, la forcer à me revoir, ou du moins courir après elle quand elle m’eut échappé. Je devais rester libre et ne pas lui donner le chagrin de croire que j’avais donné sa place d’avance, qu’elle avait été trahie, ou qu’elle était oubliée. L’ayant retrouvée, j’aurais dû ne la plus quitter, être au moins aussi prompt, aussi zélé que son fidèle James. Peut-être ne l’aurais-je pas laissée sortir seule de ce carrosse ; peut-être James m’aurait-il caché auprès d’elle ; peut-être l’aurais-je pu servir avec lui : j’étais inconnu à tout le monde dans la maison de son bienfaiteur. Et cet automne encore, et cet hiver… je savais que son mari l’avait fuie ; que n’allais-je, au lieu de rêver à elle au coin de votre feu, soi-